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Il se retourna; c'était un château d'eau 50, en forme de vase 50, son galbe rappelait aussi certains sabliers, certains poivriers. On s'était bien servi de lui pendant trente ans avant d'en construire un autre plus capable, à dix kilomètres, puis on l'avait abandonné après l'avoir vidé de son eau. Il se trouvait maintenant très seul au cœur des platitudes céréalières, interminablement changeantes. Il n'y avait alentour aucune construction visible qu'une seule ferme ruinée, bien assez loin, que Van Os avait observée aux jumelles. Un semi-primitif l'occupait en compagnie d'une meute décalcifiée, fanatisée par la recherche d'une quelconque preuve de l'existence de l'os; nulle hiérarchie n'était sensible entre ces bêtes et leur protégé.

A l'abandon, le château d'eau s'écaillait; une colonne de mousse rase rongeait en triangle son septentrion. S'élevant au-dessus des quatre fenêtres cardinales, une volée d'échelons derrière un pointillé de hublots permettait d'accéder à l'ancien réservoir de l'étage, naturellement aveugle. Plankaert monta dans la voiture, démarra. Derrière le hublot médian, Van Os regardait partir ses hommes avant d'aller visiter la fille dans le réservoir, comme chaque jour. Toon se tourna vers son collègue:

– Qu'est-ce qu'il a, tu crois? Tu as vu comme il est irritable?

– Il est fatigué, dit Plankaert. On est tous fatigués.

Toon aimait bien cette fille dans le réservoir. Ainsi, par sympathie, il n'aurait pas abusé d'elle. Mais elle n'était jamais contente. Cette insatisfaction ne se voyait pas tellement sur le polaroïd, pas plus que le frémissement du journal tendu devant elle. S'ils avaient détruit son collage, ils n'avaient plus pensé à cette photo que Toon avait récupérée, qu'il garderait.

Répartition des tâches: pendant que Plankaert s'occupait des quartiers où Paul avait ses habitudes, Toon monterait la garde au pied de sa tour, quai André-Citroën. Tout le jour ce fut en vain, et le lendemain aussi, pendant que Van Os s'occupait seul de la captive. Par bonheur, Plankaert aperçut Paul le surlendemain, vers midi, vers la Chaussée-d 'Antin.

Paul étouffait à Chantilly, où Justine disparue hantait tous les esprits. L'absence de récente photo d'elle n'aidait pas les recherches et, malgré l'armée d'informateurs sans domicile fixe levée par Charles, nulle trace de la jeune femme ne se découvrait. On attendait donc, ne sachant où se rendre, on parlait moins. Prétextant ses chaussures, Paul avait pris l'après-midi pour aller respirer le gaz de la grande ville, contenu dans le périmètre de Saint-Lazare, y inspectant les magasins.

Professionnel, Plankaert suivit selon son art le fil des boutiques de chausseurs jusqu'à ce que Paul parût se décider pour un modèle peut-être anglais, enjolivé d'un col requin de pan et d'autre du lacet. L'autre l'observait derrière la vitrine, se disant drôles de goûts. Paul s'installant pour essayer la chose, Plankaert avait le temps de chercher un téléphone.

– Arrive, dit-il. Je l'ai trouvé.

Toon était content d'être pour une fois au volant du 4x4, content d'y écouter la modulation de fréquence, content d'user du téléphone.

– Tu es formidable, dit-il, mais pourquoi tu ne t'en occuperais pas tout seul? J'ai une bonne radio, là, je n'ai pas trop envie de bouger.

– Ne sois pas idiot, il y a trop de monde. Et puis peut-être qu'il ne va pas se laisser faire. Et puis je suis fatigué. Allez, viens, on va faire comme avec Gonzales, tu te souviens comme c'était facile.

Peu après, au stand après-rasage du Printemps, Toon appliquait donc le procédé Gonzales, méthode entre mille pour enlever les personnes et qui a pour principe l'anticipation de leur comportement. Toon parlait fort, gonflait fort sa voix haute, exigeait une imaginaire lotion. La calme parfumeuse voulut apaiser, distraire ce petit client nerveux. Elle fit mine de chercher encore, promenant ses longs ongles pourpres entre les vaporisateurs, les sticks, les gros flacons de prestige pleins de fluide factice. Ça existait, monta le petit nerveux d'un cran, ça ne peut pas ne plus être, où est le responsable du rayon?

Il s'agitait du mieux qu'il pût, souhaitant passer très aperçu, alentour en effet les clients le regardaient. J'ai peine à le croire, pensait Paul dissimulé derrière une pyramide de gels. Il avait reconnu, de loin, la haute voix du jeune homme du côté des parfums, survolant les effluves; il avait eu peur. Quand même il s'était approché, dissimulé, avait identifié la silhouette sous le manteau, suivi le dialogue avec le chef de rayon puis, l'effet Gonzales jouant à plein, suivi Toon lui-même. Toon était très facile à suivre dans le grand magasin. C'est peut-être idiot de le suivre, pense Paul. Maïs c'était encore plus facile hors du grand magasin.

Toon traverse le boulevard Haussmann. Paul ne le perd pas de vue le long des rues de Rome puis de Leningrad au bout de quoi s'élève, au seuil des Batignolles, Saint-André-d'Antin. Toon entre dans l'église; Paul entre à son tour, un moment après. Cela sent la stéarine, le granit frais, pas du tout l'encens ni le désinfectant, l'orgue ne ronfle pas dans le silence extraterrestre. Il n'y a personne ici qu'un homme abîmé en prière contre un pilier du fond et une vieille dame en tailleur muraille, fondue dans le transept. Toon n'est pas visible. Bientôt la vieille dame se dégenouille et signe, elle sort sans regarder Paul. C'est encore plus vide. Puis c'est rapide.

Plankaert retire ses mains de son visage, se détache du pilier, s'approche de Paul qui recule et perçoit aussitôt un contact dur entre deux de ses vertèbres. Sans doute connecté à ce contact, le souffle de Toon lui parvient de tout près derrière son épaule. Plankaert s'approche encore, peiné mais résolu, mimique d'huissier; d'abord il confisque le sac en plastique, avec les chaussures neuves dedans. Ce sac contient ensuite la tête de Paul. Non disjoint de celle-ci, son corps ligoté gît sous une couverture à l'arrière du 4 x 4, qui roule. A l'avant, Toon examine les cols requins; trop grands, et trop petits pour Plankaert.

La voiture enfin s'arrête, on fait descendre Paul, toujours la tête dans le sac. Quand on a coupé le moteur, c'est un autre silence qu'à l'église, plein de ciel frotté d'oiseaux. On guide Paul sur un terrain souple, irrégulier. On s'arrête puis on pousse une porte, derrière laquelle ronronnent une musique à bas bruit et un fort souffle égal, haché de sifflements. Il dort, fait doucement Toon, qu'est-ce qu'on fait. Eteins ça, chuchote Plankaert, ensuite on le monte. Trois pas, la musique meurt, ensuite on pousse et tire Paul, il sent que c'est vertical, il tente de se représenter les lieux.

Toon et Plankaert le hissèrent dans le réservoir, l'y déposèrent sur le flanc, toujours empêché de tout par sa cagoule et ses liens. Justine les regarda faire, les brûleurs de butane à ses pieds veillaient l'autel d'une déité boudeuse, on lui jeta un coup d'oeil réglementaire avant de refermer la trappe. On redescendit, sans faire de bruit en passant près de Van Os toujours en sommeil.

– On attend, dit Plankaert une fois qu'on fut ressorti. On ne le réveille pas, ça l'énerverait, déjà que. J'aime autant qu'il se repose, qu'il voie Bergman après.

Ils firent le tour du château d'eau, sans se hâter. Le vent de temps à autre envisageait de se lever, se rendormait un peu, puis il s'étira sérieusement, bâilla des souffles épars, contradictoires, sous lesquels se nuançaient les couleurs des cultures: les céréales versant par masses leur tête lourde, plus claire sur l'avers, formaient de longues taches molles, mobiles, qui déclinaient en se déformant le mode chlorophyllien. C'est joli, dit Toon. Oui, dit Plankaert, c'est imposant. Mais alors des cris retentirent à l'intérieur de l'édifice, des cris de fureur ou de douleur, peut-être des deux; les deux hommes coururent vers la porte.

Les cris provenaient du réservoir. Eveillé en sursaut, Van Os se tenait écarquillé sur son séant.

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