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– Il se fout de nous, Tomaso, dit-il aussitôt.

– Tu pourrais dire bonjour.

– Excusez, vous avez bien dormi? Je n'avais jamais vu ces programmes du matin, ça doit être dur pour les types qui présentent. Je ne pourrais pas, moi, de si bonne heure. Il s'est bien foutu de nous.

– Explique, dit Van Os.

– Je l'ai su par Briffaut. On aurait pu le voir avant, Briffaut, il gagne à être connu.

– Au fait, dit Van Os.

– Il a été livré il y a quinze jours, Tomaso, une grosse affaire, des choses de combat et tout, C'est reparti presque tout de suite, on ne sait pas où. Ce qu'on sait, ce que Briffaut sait, c'est que Bergman passait souvent avant, et plus du tout après. Ils se sont foutus de nous. On n'est plus dans le circuit, maintenant.

L'œil ailleurs, Van Os se gratta longuement à travers sa poche. Toon s'était retourné vers l'écran silencieux. On entendit Plankaert au-dessus qui se levait, ses pieds nus faire grincer le plancher, puis le cliquetis d'une ceinture avec un peu de toux, une plainte involontaire, le cri du robinet, les pas dans l'escalier. Il parut, nouant sa cravate sous son menton gonflé, ses cheveux humides peignés en arrière luisaient comme des fils de réglisse. J'ai entendu, dit-il comme Toon allait parler, j'ai compris.

– On est obligés de faire quelque chose, dit Van Os en retirant sa main de sa poche pour l'examiner. Il faut réagir vite dans ces cas-là, sinon le pli est pris. Ensuite on oublie le respect, on ne vous parle plus, et pour finir on vous balance. Ça pourrit les situations. On va faire un exemple, d'abord, on va vérifier l'huile.

Aidé de Plankaert il inspecta toutes les humeurs des véhicules, l'essence, le lockheed, l'eau, l'air dans les pneus, la transparence des glaces, l'angle et la réflexion juste des rétroviseurs.

– Je pars avec le petit, dit-il, prenez l'Alfa. Vous essayez encore de voir pour Bergman. On se retrouve à la Bourse pour déjeuner.

– Bon, dit Plankaert.

– Vous voulez que je conduise? demanda Toon.

Van Os n'avait pas répondu. Van Os n'avait rien dit jusqu'à Paris. Toon regardait le paysage sans parvenir à s'y intéresser: au-delà d'accotements gris-vert, des cultures peu variées se développaient sans détail, de rares maisons paraissaient vides, leurs chiens ne tenaient à rien, ces chiens ne savaient même pas ce qu'ils gardaient. Préfaçant la banlieue, quelques premiers hangars ne semblaient rien contenir non plus; puis cela se remplit, de plus en plus de choses parurent, avec davantage de monde pour les transporter.

– Tu crois que c'est ouvert?

– Quoi, sursauta Toon.

– Tomaso, dit Van Os, tu crois qu'il est ouvert à cette heure-ci?

Oui, Tomaso tuait déjà le matin frais dans son magasin surchauffé. De fins ruisselets de sueur couraient au fond des lignes de sa main. Régulièrement, le soldeur retroussait les pans de sa blouse grise pour essuyer ses paumes sur les cuisses, lustrées par l'usage, de son pantalon. Il essuyait aussi son verre de montre avec un coin de sa blouse, il essuyait encore les objets exposés avec un chiffon bleu.

Les grelots tintèrent lorsque Toon parut, se dirigeant aussitôt vers l'arrière-boutique sans un regard pour Tomaso qui l'entendit verrouiller la porte du fond. Van Os apparut à son tour, derrière lui Toon verrouillait maintenant l'entrée principale. Van Os tourna un peu parmi les appareils, les inspectant d'un air fatigué, avec ce détachement critique déjà de mauvais augure chez un client normal. Tomaso toussa. Van Os leva un regard vers lui. Monsieur Van Os, dit Tomaso, vous auriez besoin de quelque chose?

– J'ai toujours besoin de quelque chose, répondit Van Os.

– Naturellement, dit Tomaso.

– Je ne sais pas. Je me demande si c'est bien normal, quelquefois, cette espèce d'appétence perpétuelle.

– C'est humain, abonda Tomaso, nous sommes ainsi.

– J'ai peut-être manqué d'une chose importante dans mon enfance, je ne sais pas. Je ne me souviens pas, l'amour.

– Allons, produisit Tomaso, comment se pourrait-il.

– C'est une question que je retrouve tout entière à l'âge adulte, développa Van Os. Croyez bien que j'en souffre. Par exemple vous ne m'aimez pas, je le sais. J'en souffre. Vous vous moquez de moi, aussi, je ne puis le supporter.

– Mais jamais, se crispa Tomaso. Jamais de la vie.

– Je n'ai rien d'autre à dire, conclut Van Os.

Le soldeur se sent aussitôt agrippé, basculé, retourné jeté puis cloué au carrelage par le genou pointu de Toon, contre un congélateur inaccessible au regard extérieur des chalands. Le soldeur vient de perdre son béret. Un gros morceau de métal commence de tiédir très lentement contre sa nuque. S'ils me tuent, se dit-il, j'aurai fait toutes ces cures thermales pour rien. Est-ce là son ultime pensée? Est-il concevable que la dernière idée d'une vie soit à ce point triviale? Non. Cette réponse qu'il se donne le rassure un instant.

Trois heures plus tard, pendant que Toon était allé se laver les mains, Van Os analysait le menu. Place de la Bourse, l'heure de pointe bondait la brasserie de cambistes qui s'interpellaient dans leur langage chiffré. Un essaim de pourcentages obscurcissait l'espace.

– Paupiettes pour moi, dit Plankaert. Il n'y a plus personne chez le copain de Bergman. Tout est fermé. Je suis entré, pour voir. Le gaz est coupé, le courant, tout. Ils ont l'air partis pour un moment. Qu'est-ce qu'on fait? Qu'est-ce que vous prenez?

– Je ne sais pas, je ne sais pas, dit Van Os.

Etudier la carte en même temps que la situation le troublait. Cela s'annulait.

– Mieux vaut laisser tomber, préconisa Plankaert.

– Non, dit Van Os. Bergman, je veux lui faire du mal. Je suis humilié, comprenez-vous, je me sens exclu. Je ne pourrai le supporter. Ma décision est prise. Qu'est-ce qu'il fait, l'imbécile?

Il revenait en soufflant sur ses mains.

Tu vas tâcher de trouver la fille, lui dit Van Os, j'ai décidé de la kidnapper. Tu téléphones ici dès que tu as quelque chose, tu me demandes au nom habituel. On ne bouge pas, nous, on attend que tu appelles.

– Mais, dit Toon, je croyais qu'on mangeait.

– On mange d'abord, établit Van Os, et toi tu manges après. Ou prends-toi un sandwich au bar, en vitesse. Allez.

– Mais j'ai faim, dit Toon, j'ai très très faim.

– Ne m'énerve pas, dit Van Os. Paupiettes également.

Celles-ci ingérées, l'affluence pétillait moins vivement dans la brasserie, le tohu-bohu se décaféinait. Arrondis par le côtes-du-rhône, les taux d'intérêt claquaient plus mollement dans la fumée des cigarettes légères. Van Os, un rien gourd, n'entendit pas la voix de l'homme à la caisse qui s'élevait sans puissance apparente, quoique perceptible à longue distance comme savent le faire les comédiens: on demandait monsieur Schmidt, monsieur Schmidt, monsieur Schmidt au téléphone.

– C'est pour vous, dit Plankaert.

Van Os essuya ses doigts encollés de munster, ses lèvres auxquelles tenait une unité de cumin. Il se déplia en grinçant. Toon appelait d'une cabine proche du square Trousseau, au coin du Faubourg-Saint-Antoine et de la rue Charles-Baudelaire.

– Elle est chez elle, ça n'était pas bien dur. L'autre fille je ne sais pas, mais elle je l'ai vue, elle est là, vous m'entendez? Vous êtes content?

– On va venir, dit Van Os, tu ne bouges pas.

– Vous en êtes où?

– On arrive. On prend le café, on arrive.

– Ça va, souffla Toon, j'ai le temps de prendre un petit quelque chose. Il y a un bistrot juste là, banquettes rouges, petit salé lentilles, je vous attends là.

– Non, dit Van Os, tu ne bouges pas.

– Mais vous aviez dit. Vous aviez dit.

Tout ne fut pas réglé cet après-midi-là, qui ne fut qu'une répétition de l'action à venir. Tout sera vraiment réglé dans quelques jours, lorsqu'on sortira de Paris par la porte d'Orléans, à bord de l'Alfasud dont le coffre aura paru mieux approprié au transfert de Justine. Plankaert conduira (on va où, au juste?), Van Os auprès de lui consultera la carte (on change de planque, j'ai trouvé mieux), Toon à l'arrière boudera. Toutes les minutes, prenant un gros élan, Toon projettera ses mâchoires vers un sandwich bourré de feuilles de salade, de lames d'emmental, de tranches de jambon qui dépasseront du pain oblong comme du papier pelure d'un dossier mal classé. La voiture verte quittera l'autoroute à Nemours pour sillonner une rase campagne avec un ciel immense, américain sur le dessus. Le paysage entièrement plat donnera tout de suite sur l'horizon, on distinguera de très loin les rares constructions qui feront signe sur son fil, sur sa ligne, ainsi pourra-t-on lire un texte calme scandé de fermes ponctuelles, d'étangs soulignés, de bourgs en suspension, de châteaux d'eau exclamatifs.

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