Elle avait accepté qu'on prît le thé dans un tabac qui est sur la place. Paul entra, le décor en était formidablement impersonnel. Il s'assit sans ôter son manteau, regarda le monde en marche de l'autre côté de la vitre: une nette minorité paraissait triomphante ou seulement satisfaite, quelques-uns riaient nerveusement, d'aucuns se tenaient le front. Après avoir suivi Paul depuis le quai André-Citroën, Toon l'invisible s'était installé derrière son quotidien habituel, dans un box libre à l'autre bout de l'établissement. L'œil étréci du jeune sujet belge s'arrondit lorsque Justine parut; Paul s'était à moitié levé, hésitant entre sourire ou pas.
Comme c'est leur premier véritable entretien, c'est exploratoire surtout: effleurant maint sujet sans le développer loin, ils procèdent à un tour d'horizon pointilliste, par références principalement – il aime mien Matisse, elle préfère Lermontov, tous deux connaissent Ahmad Jamal. Tuant les beaux-arts sous eux, ils passent à la géographie – l'étranger, le bord de la mer – puis l'histoire avec l'enfance, des origines au monde moderne avec les gens que l'on connaît, à peine ou juste comme ça, certains leur sont communs. On observe que Paul parle plus. Quoique sans aucune allusion à Elizabeth enfuie, il se livre davantage, sans même plus oser demander à Justine son prénom. Elle, écoute attentivement sa voix: c'est bien le sosie de celle de l'autre jour au téléphone, réellement c'est à s'y méprendre. Serait-elle juste venue pour vérifier cette coïncidence, puisqu'elle se lève bientôt. Les yeux de Toon reparaissent par-dessus les gros titres. Justine regarde Paul, sourit sans lui tendre une main. Je vais vous revoir, suggère-t-il, adjure-t-il. Hélas elle est très occupée en ce moment, le travail, les salons, mais on se rappellera sûrement. Bientôt. Elle disparaît, il regarde son verre. C'était bref.
C'était à peine plus long, dans le même temps, que la traversée de Paris par le duc Pons: une quinzaine de stations séparent les places Balard et de la République, par la ligne 8 qui est en violet foncé sur les plans officiels. Pons avait encore frais à la tête en retrouvant l'air libre du Faubourg-du-Temple, sans cesse il passait sa main luisante dans ses cheveux, la dégraissait sur son vêtement tout en montant la rue marchande pentue. En haut à droite, il vérifia l'adresse cherchée au fond de sa poche, sonna. N'entendant rien, frappa. On ouvrit. On semblait circonspect.
– Je suis Jeff, déclara le duc, vous devez être Bob. Paul m'a dit qu'il vous a parlé de moi.
Bob dit en effet, demeurant sur ses gardes. Peu après, adossé à la porte, il considérait ce nouveau personnage en train de tourner dans le studio encombré. C'est un peu comme chez moi, disait Pons, on sent que c'est habité. L'ennui, chez Paul, c'est que c'est vide. Tout y est, n'est-ce pas, mais ça fait vide. Il fit le tour des images sur les murs, soupesa quelques objets. Je viens aux nouvelles (je peux m'asseoir?), vous devez être au courant. Bob confirma: Tomaso fournirait sous huitaine les articles convenus, que l'on remiserait en lieu sûr – un parking privé place Beauvau – avant de les transporter au Havre dès l'arrivée du cargo; ensuite on aviserait. Il arrive quand, ce bateau?
– Le vingt, répondit Pons, en principe vers le vingt.
C'était là préjuger des forces du m/s Boustrophédon, présentement en panne au beau milieu de la mer d'Oman, à neuf cents milles au sud du golfe. On vient de franchir la ligne, mais on transpire trop pour fêter ce passage dans les formes. Le bâtiment donne des signes de fatigue, il y a trois jours une voie d'eau s'est déclarée dans la salle des machines, suivie la nuit dernière d'un début d'incendie consécutif à une panne du réfrigérant d'huile. Il s'est presque aussitôt éteint de lui-même et, la cloison étanche jouant son rôle protecteur, l'eau ni le feu n'ont pu se propager jusqu'à la cale bourrée de matières éminemment fusibles et combustibles. La réparation prendra un peu de temps. On en a déjà pas mal perdu l'avant-veille pour aveugler la première avarie: par l'intermédiaire d'une station yéménite, le capitaine a expédié un câble au Havre, où l'administration portuaire a pris acte du retard escompté.
Pendant que le timonier Lopez, assisté du matelot Gomez, s'affaire sur le réfrigérant, Illinois rédige le journal de bord dans son appartement situé au-dessus des machines. Cet appartement se réduit à une pièce, tenant également lieu de salon, de salle à manger, de chambre, de carré. Il fait chaud sur l'arête du dixième parallèle et le capitaine dilue ses phrases; dans le rond du hublot, une tranche de bleu ciel vide pèse sur une tranche bleu marine déserte. Les moteurs étant stoppés, des entrechocs d'outils percent le silence en remontant de la salle des machines, assaisonnés de jurons cartagénois. Le
capitaine ferme le registre et s'étend sur le divan tendu de toile brune, bordé d'un cosy dont les rayons contiennent la bibliothèque de bord: moins de récits d'aventures vécues que d'ouvrages professionnels tels que la collection reliée de la revue Navires, ports, chantiers. Ouvrant un de ces volumes au hasard, Illinois tente de rassembler son attention sur un article intitulé «Mécanique de la rupture appliquée à la fatigue», puis il pose plutôt l'ouvrage ouvert sur ses yeux, tente de dormir comme les trois autres hommes d'équipage, réduits au sommeil technique à l'autre bout du cargo, sur leurs couchettes superposées. Les choses en sont là. Le soir tombe.
– Vous prenez de la glace? demanda Bob la nuit venue.
– On se dit tu, réclama Pons, on peut se dire tu. Alors tu ne trouves pas que c'est un peu vide chez Paul? C'est trop rangé, on ne sait pas où se mettre. Est-ce qu'il voit des filles?
– Un peu de glace? insista Bob en versant.
– Non, dit Pons, mais tu dois me dire, je suis sûr qu'il n'en voit même pas. Il a l'air triste, ce garçon, il n'était pas comme ça avant. Là, là, ça va, fit-il en retirant trop brusquement son verre. Merde. Non, laisse, ça ne tache pas, ça va sécher tout seul. Alors, pourquoi il est triste comme ça?
Bob évoqua le souvenir d'Elizabeth, puis le départ d'Elizabeth. Ah je ne savais pas, s'apitoya Pons, le pauvre. Tout seul. Bob rassura l'oncle ému: Paul voyait assurément des filles, il en voyait plusieurs, il les voyait souvent. Attention, prévint le duc: trop, ça n'est pas bon non plus. Un verre encore, c'était les confidences – terrain lourd où le duc vint s'envaser, sa langue broutant comme un vieil embrayage. Les idées puis les absences d'idées, les souvenirs ainsi que les trous de mémoire se bousculèrent, les anecdotes barrées de rire se concluant en ricanements trop longuement poursuivis après la chute, par auto-allumage. Puis il s'endormit d'un coup, avec des raclements de trachée-artère évoquant le naufrage d'une bielle. Bob le tassa un peu dans le fauteuil, jeta une couverture sur lui, sortit en laissant une seule lampe allumée.
Il n'était pas rentré lorsque Pons, le lendemain matin, rouvrit l'œil. Après un gros effort pour identifier les lieux, il se retrouva seul, sans nulle autre perspective que Chantilly. Gare du Nord, des escadrons de Parisiens travaillant en banlieue croisaient le contraire dans un grouillement feutré de caoutchouc, de crêpe et de cuir, sous la polyphonie des parfums frais, des sueurs fraîches, des dentifrices et tabacs frais, où toujours dissonnaient quelques premières notes de calvados. Devant la gare de Chantilly, un taxi prit le duc en charge jusqu'à la villa.
Jeff, le happa la voix de Nicole alors qu'il traversait discrètement l'entrée vers sa chambre; son diminutif coupait sèchement l'air; il pénétra gauchement dans le salon vert. Nicole était assise devant le secrétaire, des factures sous les yeux, un stylo à la main, les branches de ses lunettes reliées par une chaînette s'ensevelissaient dans un col roulé de mohair.
– Tu as téléphoné, dit-elle sans transition.