Trois kilomètres après l'ancien poste-frontière, un nouveau bouchon s'est formé. Un fourgon portant le mot POLICIA bloque la route en sens inverse, des hommes en uniforme noir filtrent le trafic et au-delà, tous les cinquante mètres, poitrine barrée par un pistolet-mitrailleur diagonal, d'autres en tenue camouflée surveillent le remblai. Baumgartner n'est pas concerné mais, trois autres kilomètres plus loin, alors qu'il progresse à vitesse modérée, un fourgon Renault bleu marine le dépasse. Au lieu de se rabattre, le fourgon se met à rouler à sa hauteur puis, d'une vitre baissée, surgit un bras roulé dans une manche de la même couleur et prolongé d'une longue main pâle dont les doigts effilés s'agitent lentement de haut en bas, pianotent dans l'espace en cadence, battent la mesure en désignant avec souplesse le bas-côté de la route vers quoi, calmement mais fermement, Baumgartner dans sa voiture est contraint de se garer.
Soumis à cette queue de poisson civilisée, Baumgartner actionne son clignotant en s'exhortant à ne pas transpirer, freine lentement puis s'immobilise. Une fois que le fourgon bleu l'a dépassé pour stopper en douceur à une dizaine de mètres de la Fiat, deux hommes en descendent. Ce sont des douaniers espagnols, ils sont souriants et rasés de près, leur chevelure a gardé tous les sillons du peigne, leur uniforme est très bien repassé, une chanson traîne encore sur leurs lèvres lorsqu'ils approchent de Baumgartner d'un pas dansant. L'un parle français presque sans accent, l'autre se tait. Douane volante, monsieur, dit celui qui parle, petite formalité, papiers de votre véhicule et papiers de votre personne et veuillez ouvrir, je vous prie, votre coffre.
Il faut moins d'une minute pour que le contenu de ce coffre, inspecté par celui qui se tait, paraisse sans intérêt: sac, effets de rechange, affaires de toilette. Le douanier qui ne parle pas le referme avec une délicatesse horlogère pendant que l'autre, identité de Baumgartner en main, se dirige sur les pointes vers le fourgon d'où il ressort trois minutes plus tard, sans doute après avoir téléphoné ou consulté un terminal. C'est parfait, monsieur, lui dit-il, veuillez agréer toutes nos excuses et tous nos remerciements pour votre collaboration qui nous honore et ne nous maintient que plus dans le respect absolu d'une morale de base indissociable de la mission qui nous est par bonheur confiée et à laquelle une vie ne peut se consacrer qu'absolument sans réserve même d'ordre familial (Oui, dit Baumgartner) et ce quel que soit l'obstacle dont l'importance et la brutalité quotidiennes mêmes exaltent et créent l'élan qui nous anime chaque jour pour lutter contre ce cancer qu'est l'infraction aux principes de l'octroi (Oui, oui, dit Baumgartner) mais qui me permet aussi parmi cent autres choses de vous souhaiter, au nom de mon peuple en général et de notre institution douanière en particulier, une excellente route. Merci, merci, dit Baumgartner égaré, mais ensuite il embraie de travers et d'abord il cale, puis il repart. Il a repris la route, maintenant, et l'automne est bien là en effet, pas mal avancé même puisque à l'instant le ciel est traversé par un vol de cigognes dans l'axe de la nationale. Elles migrent, ces cigognes, c'est la saison, elles font leur petit Potsdam-Nouakchott via Gibraltar annuel presque sans escale, en suivant fréquemment des tracés de routes existantes. Elles ne vont s'arrêter qu'une fois, pratiquement à mi-chemin, sur l'interminable ligne droite qui court d'un trait d'Algésiras à Malaga, cette route étant bordée de pylônes au faîte desquels une sage autorité a pris soin de faire aménager de vastes nids à gabarit de cigogne. Elles prendront là un peu de repos, le temps de souffler un peu, de craqueter entre elles un moment, de zigouiller rats et vipères autochtones, à moins qu'une bonne petite charogne, sait-on jamais – cependant qu'en amont les deux beaux douaniers espagnols pouffent en se regardant. Me parece, tio, dit celui qui parle à celui qui se tait, que hemos dado tiempo al Tiempo. Tous deux se tordent, la brise fraîchit.
Et vingt minutes plus tard, peu avant midi, Baumgartner entre dans une ville balnéaire. Il gare sa Fiat au parking souterrain du centre, va prendre une chambre à l'hôtel de Londres et d'Angleterre qui donne sur la baie puis il ressort et se laisse marcher un moment, sans projet particulier, dans les rues larges et claires du quartier central où sont établis plusieurs concessionnaires de vêtements de luxe ou pas. Il connaît assez d'espagnol pour essayer un pantalon dans une boutique, mais pas assez pour expliquer pourquoi il n'en veut pas. Puis il rejoint la vieille ville dans les rues de laquelle s'ouvrent une multitude surnaturelle de bars. Entré dans l'un d'eux, Baumgartner désigne de petits trucs en sauce ou pochés ou grillés, disposés sur le comptoir et qu'il dévore debout très rapidement, puis il retourne à l'hôtel par la promenade qui longe la baie.
Et quinze jours plus tard il fait extrêmement froid pour un début d'octobre. Sur la promenade, tout le monde est déjà vêtu d'anoraks et de pardessus, de fourrures et d'écharpes, des édredons ensevelissent les poussettes qu'on fait rouler à vive allure. Depuis la fenêtre de sa chambre, à l'hôtel de Londres et d'Angleterre, Baumgartner aperçoit une femme au magnifique physique d'otarie, vêtue d'un maillot noir une pièce et qui entre dans l'océan gris-vert dont la seule couleur donne trop froid. Elle est absolument seule dans la baie, sous un ciel gris-brun qui n'arrange rien, des gens s'arrêtent pour la regarder sur la promenade. Elle avance dans l'eau glacée jusqu'à ce que celle-ci lui arrive aux chevilles, aux genoux, au pubis puis à la taille à hauteur de laquelle, avant de se lancer dedans bras tendus devant, elle se signe et Baumgartner l'envie. Qu'est-ce qu'elle a de plus que moi pour faire ça? Juste peut-être qu'elle sait nager. Moi non. Le signe de croix je sais, mais nager, non.
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Alors on le fait, ce contrat? insistait fiévreusement Corday le lendemain matin. Le contrat, le contrat, dit Ferrer déjà moins enthousiaste que la veille, pas tout de suite. On ne va pas le signer tout de suite. Pour le moment disons que c'est moi qui m'occuperai de la fabrication des œuvres, hein, je prends ça en charge. Et je me rembourse quand c'est vendu. Ensuite il faut voir si ça prend, si on peut te chercher un autre lieu d'exposition. En Belgique, en Allemagne, quelque chose comme ça. Si ça ne prend pas, on restera plutôt en France, on essaiera de trouver quelque chose dans les centres culturels, par exemple. Et puis après on va tâcher de faire acheter une pièce par un Frac ou par le Fnac, tu vois, puis on pourra la montrer quelque part, cette pièce, ça pourra déjà faire un peu de mouvement. Ensuite New York.
New York, s'ébahit l'autre en écho. New York, répéta Ferrer, New York. C'est toujours un peu le même schéma, n'est-ce pas. Et puis si tout ça marche on pourra tout envisager, ensuite, pour le contrat. Tu m'excuses un instant.
Près de l'entrée de la galerie, pensif devant une œuvre récente, un gigantesque soutien-gorge en amiante dû au mari de la maîtresse de Schwartz qui l'avait recommandé à Ferrer, stationnait à nouveau l'officier de police judiciaire Supin. Il avait l'air si jeune, Supin, il portait toujours ses vêtements de jeune policier standard, vêtements qu'il désapprouve profondément mais il faut bien faire son métier. Il paraissait surtout heureux d'être là, galerie Ferrer, art moderne, enfin quelque chose pour moi.
Le véhicule Fiat, dit Supin, juste pour vous dire qu'il semble qu'on l'ait repéré près de la frontière espagnole. Douane volante, contrôle de routine, un coup de bol. Ils ont tâché de retenir le conducteur un moment mais la douane, bien sûr, dans ces cas-là ça ne peut rien faire. On a été averti vite, on a la chance de bien s'entendre avec les confrères du secteur. Evidemment je vais essayer de localiser l'individu, j'ai des collègues dans le coin que je vais mettre sur l'histoire mais je ne vous garantis rien. Si je trouve quelque chose, je vous téléphone. Je vous ferai signe ce soir ou demain, de toute façon. Dites-moi, juste pour savoir, ça va chercher dans les combien, le grand soutien-gorge, là?