La jeune fille et Sonia échangèrent des nouvelles de Bruno, dont Ferrer crut comprendre qu'âgé d'un an trois quarts il dormait au niveau supérieur: l'appareil récepteur rosé vif dénommé Babyphone consistait à recueillir et transmettre ses pleurs éventuels. Puis la baby-sitter mit un temps fou à ranger ses documents, jeter ses pots de yaourt dans le vide-ordures et débrancher le Babyphone avant de partir enfin et qu'on pût se jeter l'un sur l'autre et se déplacer comme en dansant maladroitement de guingois, tels deux crabes enlacés, vers la chambre de Sonia, puis qu'un soutien-gorge noir dégrafé se déposât en douceur sur le tapis de cette chambre comme une paire de lunettes de soleil géantes.
Or, au bout d'un moment, rétabli sous tension sur la table de chevet, le Babyphone commença d'émettre une suite aiguë de soupirs et de gémissements, d'abord légers et contrapuntiques avec ceux de Sonia plus ou moins sopranistes, mais qui bientôt les couvrirent pour faire place à un crescendo de plaintes, cris et pleurs stridents. Aussitôt l'on se désenchevêtra, sans méthode mais non sans mauvaise conscience, avant que Sonia grimpât à l'étage tranquilliser le jeune Bruno.
Resté seul et tenté de s'endormir, Ferrer jugea pratique et discret de réduire avant tout le niveau sonore du Babyphone. Mais il connaissait mal ce type de machine et sans doute pressa-t-il une touche inappropriée car, au lieu de baisser le volume des pleurs et des consolations, il en modifia la fréquence qui interféra brusquement avec celle des gardiens de la paix dont il put, dès lors, parfaitement suivre la tâche nocturne de prévention, de surveillance et de répression. Et plus moyen maintenant d'entraver le mécanisme, Ferrer commença d'écraser fiévreusement tous les boutons, cherchant une antenne à tordre ou un fil à couper, tentant d'assourdir l'appareil à l'aide d'un oreiller mais en vain: chaque manœuvre amplifiait au contraire ses vociférations, cela grossissait maintenant de seconde en seconde. Ferrer finit par baisser les bras, se rhabillant à la hâte et filant, achevant de tout reboutonner dans l'escalier, n'ayant même pas besoin de fuir discrètement tant les clameurs du Babyphone étaient en train d'envahir l'espace, gagnaient progressivement tout l'immeuble – il ne rappellerait pas les jours suivants.
Une qui lui téléphonerait dès le lendemain, par contre, c'est Martine Delahaye, la veuve de son assistant, que Ferrer avait rencontrée à l'église d'Alésia le jour des obsèques. Il lui avait bien semblé que malgré son deuil elle n'avait pas l'air de le trouver inintéressant, mais il pensait n'être à l'époque qu'une épaule éventuelle pour pleurer. Or voici qu'elle appelle en fin d'après-midi, sous un prétexte comme un autre, une histoire de papiers de Sécurité sociale que Delahaye aurait peut-être pu laisser à la galerie, pas moyen de mettre la main dessus, et est-ce que par hasard. Hélas je crois bien que non, dit Ferrer, il ne laissait jamais rien de personnel ici. Ah que c'est contrariant, dit Martine Delahaye. Est-ce que je pourrais quand même passer vous voir, histoire de prendre un verre, ça me ferait plaisir d'évoquer des souvenirs.
Ça va être compliqué, ment Ferrer qui ne veut surtout pas imaginer la moindre histoire avec la veuve Delahaye, je reviens juste de voyage et je dois repartir très vite, là, je ne vais pas trop avoir le temps. Dommage, tant pis, dit Martine Delahaye. Alors vous étiez parti loin? Et Ferrer, pour à ses propres yeux se faire pardonner son mensonge, lui raconte sommairement le grand Nord. Magnifique, s'enthousiasme la veuve, j'ai toujours rêvé de voir ces régions. C'est sûr que c'est beau, dit niaisement Ferrer, c'est sûr que c'est très très beau. Quelle chance vous avez, s'exclame la veuve de plus belle, pouvoir prendre comme ça des vacances dans des pays pareils. Vous savez, répond Ferrer un peu froissé, ce n'étaient pas vraiment des vacances. Voyage professionnel, n'est-ce pas. J'allais chercher des choses pour la galerie. Magnifique, réitère-t-elle avec fougue, et vous avez trouvé? Je crois que j'ai quelques petits objets, dit prudemment Ferrer, mais il faut encore voir, je n'ai pas d'estimation précise. J'aimerais bien voir tout ça, dit Martine Delahaye, vous les exposez quand? Je ne peux pas trop vous dire pour le moment, dit Ferrer, la date n'est pas encore fixée mais je pourrai vous envoyer un carton. Oui, dit la veuve, envoyez-moi un petit carton, promis? Oui, dit Ferrer, promis.
18
Pendant toute la période qui nous occupe, Baumgartner n'avait donc vécu que dans de confortables auberges, résidences et autres hôtelleries copieusement étoilées dans les guides. En juillet, par exemple, il avait passé quarante-huit heures à l'hôtel Albizzia où il était descendu en fin d'après-midi. Quatre cent vingt francs petit déjeuner compris, la chambre n'était pas trop mal à première vue: un peu grande mais heureusement proportionnée, une clarté veloutée s'y glissait par une baie de format 16/9 dentelée de rosiers grimpants. Tapis d'Anatolie, douche multifonctionnelle, vidéos erotiques à péage, couvre-lit fauve et perspective sur un petit parc peuplé d'étourneaux sansonnets, boisé d'eucalyptus en otage et de mimosas d'importation.
Si les étourneaux assourdissants, ayant installé leurs nids sous les tuiles de l'Albizzia, dans un trou de muraille ou d'eucalyptus, s'exprimaient comme toujours par sifflements, grincements, cliquetis et parodies de confrères, ils semblaient avoir également enrichi leurs chants: s'adaptant à l'environnement sonore de nos jours, non contents d'intégrer à leur répertoire les sons des jeux électroniques, les klaxons musicaux, les jingles des radios privées, ils y avaient maintenant adjoint le cri du téléphone portable par lequel Baumgartner, comme tous les trois jours, avait appelé le Flétan avant de se coucher tôt avec un livre.
Puis c'est avec un journal qu'il était descendu prendre, assez tôt le lendemain matin, son petit déjeuner dans la salle de restaurant vide. Il n'y avait encore personne à cette heure-ci. Des cliquetis d'ustensiles et des voix étouffées lui parvenaient de la cuisine, des froissements, des bruits de pas assourdis sans intérêt: il avait remonté ses lunettes sur son nez sans lever la tête de son journal.
Mais par exemple à présent, quelques semaines plus tard, Baumgartner est descendu dans un autre hôtel plus au nord, la résidence des Meulières du côté d'Anglet. Ici point de jardin mais une cour pavée plantée d'antiques platanes entre lesquels frétille une petite fontaine, ou plutôt un gros jet d'eau qui se dandine sur lui-même en produisant un bruit mousseux irrégulier. La plupart du temps, ce bruit semble vouloir contrefaire des salves modérées de battements de mains, éparses, peu enthousiastes ou de pure complaisance. Mais il arrive aussi qu'il entre en synchronie avec lui-même et produise alors quelques instants cette scansion d'applaudissements réguliers, un peu ridicules et binaires – une autre, une autre – qui se déchaîne quand le public exige le retour de l'artiste sur scène.
Comme chaque jour Baumgartner appelle son épouse, mais cette fois l'entretien téléphonique dure plus longtemps que d'habitude. Baumgartner pose pas mal de questions, note les réponses dans les marges de son journal puis coupe la ligne. Réfléchit. Rétablit la ligne et compose le numéro du Flétan. Le Flétan décroche aussitôt. Bon, lui dit Baumgartner, je crois qu'on va pouvoir s'y mettre. Tu vas d'abord nous louer un petit fourgon frigorifique, pas un camion, hein, juste une camionnette. Aucun problème, dit le Flétan, pourquoi frigorifique? Ne t'occupe pas de ça, dit Baumgartner. Disons que c'est pour ne pas casser la chaîne du froid. Je vais te donner un numéro à Paris, je rentre demain pour quelques jours et tu me téléphones dès que c'est fait. Bon, dit le Flétan, c'est compris. Je m'en occupe demain et je vous appelle tout de suite après.