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A Paris, début février, c'avait d'abord été Ferrer lui-même qui aurait pu disparaître pour de bon.
La fin du mois de janvier avait été très occupée. Après que Delahaye, avec insistance, était revenu plusieurs fois sur l'intérêt que présentait la Nechilik , Ferrer avait sérieusement décidé de s'y intéresser de plus près. Visitant des musées, des collections privées, consultant des experts, des voyageurs et des conservateurs, il commençait à bien connaître tout ce qui concerne l'art polaire et sa valeur marchande au premier chef. Si ce qui restait du bateau se révélait un jour accessible, nul doute qu'il s'agirait d'une affaire conséquente. Ferrer avait même acheté, dans une galerie du Marais, deux petites sculptures qu'il étudiait longuement chaque soir: une femme endormie de Povungnituk et une figuration d'esprits de Pangnirtung. Bien que ces formes ne lui fussent pas familières, il finit par espérer les comprendre un peu, distinguer leur style, discerner leurs enjeux.
Cette opération vers le nord, pour le moment, restait de toute manière à l'état d'hypothèse. Delahaye, malgré ses recherches, tardait à s'emparer d'informations permettant de situer plus précisément l'épave. D'ores et déjà cependant, dans l'attente de ces éléments, Ferrer dressait les grandes lignes d'une éventuelle expédition. Mais pendant ces journées d'hiver surgirent de nouveaux soucis. Le projet d'une première rétrospective Martinov – après que celui-ci eut renoncé à la Caisse des dépôts et consignations -, le dégât des eaux dans l'atelier d'Esterellas – réduisant à néant toutes ses installations de sucre glace -, le suicide raté de Gourdel et d'autres préoccupations provoquèrent un inhabituel surcroît d'activité. Sans même bien s'en apercevoir, Ferrer se trouva surchargé de travail, débordé comme le premier technico-commercial venu. C'était si peu dans ses habitudes qu'il n'en prit même pas clairement conscience: au bout de quelques jours il en paierait le prix.
Quelques jours ou quelques nuits car une fois, pendant son sommeil, se produisit un incident physiologique: toutes ses fonctions vitales épuisées s'endormirent en même temps que lui. Cela ne dura que deux ou trois heures au plus, pendant lesquelles ses rythmes biologiques se mirent en grève. Les battements de son cœur, l'aller-retour de l'air dans ses poumons, peut-être même son renouvellement cellulaire n'assurèrent qu'un strict minimum à peine perceptible, une manière de coma, presque impossible à distinguer de la mort clinique pour un profane. De cela, qui se passait dans son corps, Ferrer n'eut aucunement conscience non plus, n'éprouva la moindre souffrance, au mieux le traversa-t-il comme un rêve et peut-être en effet rêva-t-il. Pas si mauvais rêve au demeurant, sans doute, puisqu'il rouvrit les yeux d'assez bonne humeur.
Il s'éveilla plus tard que d'habitude et sans s'être aperçu de rien. Il n'imaginait pas un instant qu'il venait d'être victime de ce qu'on appelle un bloc auriculo-ventriculaire. Eût-il été examiné, les spécialistes auraient sans doute songé d'abord à un B.A.V. de type Mobitz II avant de réfléchir un peu mieux, de se concerter et de finir par préférer diagnostiquer un deuxième degré type Luciani-Wenckebach.
Quoi qu'il en fût, à son réveil, Victoire n'était pas là. Il semblait qu'elle ne fût pas rentrée dormir. Rien d'exceptionnel à cela: il arrivait parfois à la jeune femme de passer la nuit chez une amie, généralement une certaine Louise, du moins l'assurait-elle sur son habituel mode évasif, détaché – Ferrer n'étant pas assez exclusif, attaché, pour essayer de s'en assurer. Une fois levé, quand même, il avait d'abord supposé que Victoire avait changé de lit pendant la nuit dans le but de dormir tranquille pour la simple raison qu'il ronflait, il sait qu'il ronfle quelquefois, force est de l'admettre. Il était donc allé vérifier si Victoire ne dormait pas dans la chambre du fond. Non. Bon. Mais ensuite, constatant dans un premier temps l'absence de ses affaires de toilette dans la salle de bains, puis celle de ses vêtements dans la penderie, puis celle de sa personne tous les jours qui avaient suivi, force fut également d'admettre qu'elle s'en était allée.
Pour autant que son temps le lui permît, il la chercha du mieux qu'il put. Mais si jamais Victoire avait eu quelques proches auprès de qui s'informer, un peu de famille, quelque ayant droit ou tenant lieu, jamais elle ne les lui avait fait connaître. Elle n'avait que très peu d'habitudes hormis trois bars: le Cyclone, le Soleil et surtout le Central également fréquenté par Delahaye, mais celui-ci était difficile à joindre ces temps-ci, se disant occupé à plein temps par le projet Nechilik. Ferrer, deux ou trois fois, avait aussi vu Victoire en compagnie de cette jeune femme de son âge prénommée Louise et bénéficiaire, à la SNCF, d'un contrat à durée déterminée. Il parcourut ces bars, il revit Louise, il n'apprit rien.
Donc il revécut seul. Mais ce n'est pas bon pour lui. Et encore moins le matin quand il s'éveille en érection, c'est-à-dire la plupart des matins comme la plupart des hommes avant de déambuler entre la chambre, la cuisine et la salle de bains. Allant et venant ainsi, ce n'est heureusement bientôt plus qu'une moitié d'érection: mais lesté, presque déséquilibré par cet appendice perpendiculaire à la verticale voûtée de ses vertèbres, il finit par s'asseoir, il ouvre son courrier. Opération presque toujours décevante et qui se conclut en général et vite par une sédimentation nouvelle de sa corbeille à papiers mais qui, mutatis mutandis à moins que nolens volens, fait au moins revenir son appareil à un gabarit normal.
Non, ce n'est pas bon pour lui, cela ne peut pas durer. Mais il n'est pas facile d'improviser quand subitement le vide s'est fait. Si la présence de Victoire n'a pas duré longtemps, elle s'est quand même assez prolongée pour que s'effacent les autres présences de femmes aux environs de Ferrer. Il les croyait toujours là, l'innocent, comme si, de rechange, elles ne patientaient que pour lui. Or elles font toutes défaut, elles n'ont pas attendu, bien sûr, elles vivent leur vie. Donc, ne pouvant rester longtemps seul, il va chercher un peu partout. Mais chacun sait qu'on ne trouve personne quand on cherche, mieux vaut ne pas avoir l'air de chercher, se comporter comme si de rien n'était.
Mieux vaut attendre le hasard d'une rencontre, surtout sans avoir l'air d'attendre non plus. Car c'est ainsi, dit-on, que naissent les grandes inventions: par le contact inopiné de deux produits posés par hasard, l'un à côté de l'autre, sur une paillasse de laboratoire. Certes encore faut-il qu'on les ait disposés, ces produits, l'un près de l'autre, même si l'on n'avait pas prévu de les associer. Encore faut-il qu'on les ait convoqués ensemble au même moment: preuve qu'ils avaient, bien avant qu'on le sût, quelque chose à voir entre eux. C'est la chimie, c'est ainsi. On va chercher très loin toute sorte de molécules qu'on tente de combiner entre elles: rien. Du bout du monde on se fait expédier des échantillons: toujours rien. Et puis un jour, un faux mouvement, on bouscule deux objets qui traînaient depuis des mois sur la paillasse, éclaboussure inopinée, éprouvette renversée dans un cristallisoir, et aussitôt se produit la réaction qu'on espérait depuis plusieurs années. Ou par exemple on oublie des cultures dans un tiroir et hop; la pénicilline.
Eh bien justement, selon un processus analogue, après de longues recherches vaines au cours desquelles Ferrer a exploré des cercles concentriques de plus en plus éloignés de la rue d'Amsterdam, il finit par trouver ce qu'il cherchait en la personne de sa voisine de palier. Elle s'appelle Bérangère Eisenmann. Voilà qui était inattendu, c'est vraiment la porte à côté. Certes, n'oublions pas qu'une telle proximité ne présente pas que des avantages, il y a du bon et du moins bon, problème que nous tâcherions volontiers d'approfondir plus en détail si le temps nous le permettait. Mais nous ne pouvons, dans l'immédiat, développer ce point vu qu'une actualité plus urgente nous mobilise: nous apprenons à l'instant, en effet, la disparition tragique de Delahaye.