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Naturellement, reconnaît Baumgartner en cherchant dans sa poche six billets de cinq cents francs pressés par un trombone. C'est bien, commente le Flétan en lui rendant le trombone. Plus, ce serait évidemment mieux. Non, dit Baumgartner en désignant le matériel déposé sur le radio-cassettes, je te connais, tu vas encore tout claquer en cochonneries. Pendant la négociation qui s'ensuit, au terme de laquelle il finit par se fendre de quatre autres billets, Baumgartner déplie machinalement le trombone jusqu'à l'obtention d'une tige à peu près rectiligne.

Plus tard, dans la rue, Baumgartner vérifie que nulle souillure, nulle misérable molécule en suspension dans l'atmosphère chez le Flétan ne se sont déposées sur ses vêtements. Cependant il les époussette comme si l'air ambiant vicié avait pu les polluer bien qu'il ait veillé à ce qu'ils n'entrent en contact avec rien, c'est juste qu'il lui faudra se laver les mains et peut-être même les dents quand il sera rentré chez lui. En attendant, il rejoint la station Château-Rouge pour regagner son nouveau domicile. C'est encore une heure creuse et le métro n'est qu'à moitié plein: nombre de banquettes sont disponibles mais Baumgartner préfère s'asseoir sur un strapontin.

Dans le métro, quel que soit le coefficient de remplissage de la rame, et même quand elle est vide, Baumgartner préfère toujours les strapontins aux banquettes, contrairement à Ferrer qui aime mieux celles-ci. Sur les banquettes, qui sont en vis-à-vis, Baumgartner s'exposerait forcément à se trouver assis à côté de quelqu'un ou en face de quelqu'un, le plus souvent d'ailleurs les deux en même temps. Ce qui induirait encore des frottements et des gênes, des contacts, des difficultés de croisement ou de décroisement des jambes, des regards parasites et des conversations dont il n'a que faire. A tout prendre, même en cas d'affluence où il faut bien se lever pour laisser un peu de place, le strapontin lui paraît préférable en tous points. Il est individuel, mobile et d'utilisation souple. Il va de soi que le strapontin isolé, trop rare, est encore supérieur à ses yeux au strapontin apparié qui présente lui aussi quelques risques de gênes promiscues – celles-ci moins dommageables de toute façon que les incommodités de la banquette. Baumgartner est ainsi.

Une demi-heure plus tard, rentré dans son nouveau logement du boulevard Exelmans, découvrant le petit bout de fil de fer entre ses doigts, Baumgartner ne peut décidément pas se résoudre à le jeter: il le plante dans un pot de fleurs et va s'étendre sur le divan. Il va fermer les yeux, il aimerait bien dormir, s'abstraire de tout cela vingt minutes, une petite demi-heure s'il vous plaît mais non, pas moyen.

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Ferrer non plus, bien sûr, n'avait pas fermé l'œil de la nuit. A genoux devant les cantines ouvertes, il avait tourné mille fois chacun des objets dans tous les sens. A présent il était épuisé, n'avait plus la force de les regarder, ne savait plus ce qu'il voyait, privé même de l'énergie de se réjouir. Zébré de courbatures il s'était redressé en protestant, marchant vers la fenêtre et voyant que le jour se levait mais non, malentendu, à Port Radium le jour ne s'était pas plus couché que lui.

La chambre de Ferrer avait l'air d'un petit dortoir individuel, ce qui semble une contradiction dans les termes et pourtant c'est ainsi: murs blêmes et vides, ampoule au plafond, sol de linoléum, lavabo fendu dans un coin, lits superposés dont Ferrer choisit l'étage inférieur, téléviseur hors service, placard ne contenant qu'un jeu de cartes – providentiel à première vue pour les réussites mais de fait inutilisable car amputé d'un as de cœur -, forte odeur de grésil et chauffage balbutiant. Rien à lire mais de toute façon Ferrer n'avait pas très envie de lire, enfin il parvint à s'endormir.

Après la visite à la Nechilik , on soufflerait un peu à Port Radium – chaque fois qu'on soufflerait, d'ailleurs, une trombe de vapeur spiralée, dense comme la ouate, s'échapperait de vos lèvres avant de s'écraser contre le marbre glacé de l'air. Une fols Angoutretok et Napaseekadlak remerciés, payés et repartis vers Tuktoyaktuk, Ferrer dut rester deux bonnes semaines dans cette ville où l'équipement hôtelier se résumait à cette chambre, laquelle jouxtait une buanderie. Que ce bâtiment fût un club, une annexe, un foyer, Ferrer ne le saurait jamais au juste vu qu'il était toujours vide et le gérant muet. En tout cas pas bavard car peut-être au fond se méfiait-il, rares étant les touristes dans ces bleds oubliés des hommes et de Dieu: les journées sont interminables, les distractions sont nulles, il y fait un temps de chien. Comme il n'y a pas de poste de police ni de représentant de quelque autorité, on peut soupçonner l'étranger résidant d'y fuir quelque justice. Pas mal de jours et de dollars, de sourires et de langage des signes furent nécessaires à Ferrer pour arrondir, enfin, la circonspection de ce gérant.

Il ne fut pas non plus facile de trouver, parmi les habitants de Port Radium, un artisan capable de fabriquer des conteneurs appropriés au chargement de la Nechilik. D'autant plus difficile que le bois, sous ces climats, n'existe pratiquement pas: on n'en trouve pas plus que tout le reste mais comme toujours tout est possible en mettant le prix. Ferrer rencontra le magasinier du supermarché qui accepta d'adapter aux gabarits souhaités de solides emballages de téléviseurs, de réfrigérateurs et de machines-outils. Cela prendrait un bon moment, Ferrer dut patienter. Généralement gardant la chambre car ne souhaitant pas s'éloigner de ses antiquités, s'ennuyant sec quand il n'en pouvait plus de les regarder. Port Radium peut vraiment n'être pas marrant du tout, il ne s'y passe pas grand-chose, spécialement le dimanche où s'enchevêtrent étroitement, à leur plus haut degré d'efficacité, l'ennui, le silence et le froid.

Il arrivait qu'il sortît faire un tour, mais il n'y avait pas non plus grand-chose à voir: trois fois plus de chiens que de personnes et vingt petites maisons aux couleurs suaves, aux toits de tôle, avec deux barres d'immeubles qui donnaient sur le port. De toute façon, vu la température, Ferrer ne restait jamais longtemps dehors. Par les rues presque désertes il faisait rapidement à pied le tour de ces maisons construites à l'arrondi pour éviter que le froid s'accroche aux angles, pour laisser le moins de prise possible au gel. En se dirigeant vers le débarcadère, il longeait le dispensaire peint en jaune, le bureau de poste vert, le supermarché rouge et le garage bleu devant lequel s'alignaient des rangs de skidoos. Et, sur le port, d'autres rangs de bateaux sur cale attendaient une saison plus clémente. L'essentiel de la neige avait fondu sur terre mais la banquise, seulement trouée par un chenal étroit, obstruait toujours une grande part de la baie.

Il lui arriva, dans le calme général, d'observer quelques activités. Deux sujets prévoyants, profitant du dégel, creusaient des trous dans le sol momentanément meuble en vue d'ensevelir ceux de leurs proches qui mourraient pendant l'hiver prochain. Deux autres, entourés de matériaux préfabriqués, construisaient leur maison en kit en suivant bien le mode d'emploi grâce à une vidéocassette explicative; fusillant le silence, un groupe électrogène alimentait le magnétoscope en plein air. Trois enfants rapportaient des bouteilles vides au supermarché. Puis, du côté du port, une vieille église métallique dominait le rivage où deux Zodiac gris fer, s'étant frayés un passage dans le chenal, débarquaient en hoquetant douze passagers vêtus d'anoraks et chaussés de gros souliers. Le couvercle gelé du lac avait commencé de se défaire par larges plaques aux contours simples, comme des pièces de puzzle élémentaire à l'usage des débutants et, au-delà, grands et petits, ruisselants sous le soleil pâle, se dandinaient une centaine d'icebergs. Retournant vers son logis, Ferrer croisa de nouveau les deux hommes qui montaient leur maison. Sans doute pour se changer les idées, pour ménager une pause, ils avaient remplacé la vidéocassette du constructeur par une autre à caractère pornographique qu'ils considéraient gravement debout, immobiles et méditatifs, sans un mot.

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