Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Les premiers mois qui avaient suivi son départ du pavillon d'Issy, Ferrer avait bien profité du nouvel ordre de sa vie. Disposant d'une serviette, d'un bol et d'une moitié de placard chez Laurence, il dormirait d'abord toutes les nuits chez elle rue de l'Arcade. Et puis, peu à peu, cela se dégrade: ce n'est plus qu'une nuit sur deux, sur trois, bientôt sur quatre, Ferrer passant les autres à la galerie, d'abord seul, puis moins seul, jusqu'au jour où Laurence: Tu t'en vas, maintenant, tu te casses, lui dit-elle, tu ramasses tes petites affaires et hop.

Bon, d'accord, dit Ferrer (et puis au fond je m'en fous). Mais après une froide nuit solitaire dans l'arrière-boutique de la galerie, tôt levé le voici qui va pousser la porte de la plus proche agence immobilière. Cet atelier minable, ça ne peut plus durer.

On lui propose de visiter un appartement très différent, rue d'Amsterdam. C'est le truc typique haussmannien, vous voyez, dit l'agent: moulures au plafond, parquet à chevrons, double living et double entrée, doubles portes vitrées, hauts miroirs sur cheminées de marbre, vastes dégagements, chambre de service et trois mois de caution. Bon, d'accord, dit Ferrer (je prends).

Il s'installe, c'est l'affaire d'une semaine pour acheter quelques meubles et revoir la plomberie. Comme il se sent un soir enfin chez lui dans un de ses fauteuils en rodage, un verre à la main, un œil sur la télévision, voici que l’on sonne à la porte et c'est Delahaye, à l'improviste. Je ne fais que passer, dit Delahaye, je voulais juste vous parler d'une chose, je ne dérange pas? Réduites, la taille et la corpulence de Delahaye lui interdisent en principe de cacher quelque chose ou quelqu'un derrière lui, pourtant il semble bien cette fois qu'il y ait une présence dans son dos, dans la pénombre du palier. Ferrer, légèrement, se dresse sur la pointe des pieds. Oui, dit Delahaye en se retournant, excusez. Je suis avec une amie, elle est un peu introvertie. On peut entrer?

Il est, chacun peut l'observer, des personnes au physique botanique. Il en est qui évoquent des feuillages, des arbres ou des fleurs: tournesol, jonc, baobab. Delahaye, quant à lui, toujours mal habillé, rappelle ces végétaux anonymes et grisâtres qui poussent en ville, entre les pavés déchaussés d'une cour d'entrepôt désaffecté, au creux d'une lézarde corrompant une façade en ruine. Etiques, atones, discrets mais tenaces, ils ont, ils savent qu'ils n'ont qu'un petit rôle dans la vie mais ils savent le tenir.

Si l'anatomie de Delahaye, si son comportement, son élocution confuse évoquent ainsi de la mauvaise herbe rétive, l'amie qui l'accompagne relève d'un autre style végétal. Prénommée Victoire et belle plante silencieuse à première vue, elle paraît plus sauvage qu'ornementale ou d'agrément, datura plutôt que mimosa, moins épanouie qu'épineuse, bref d'apparence pas très commode. Quoi qu'il en soit, Ferrer sait aussitôt qu'il ne va pas la perdre de vue: bien sûr, dit-il, entrez. Puis ne prêtant qu'une oreille distraite aux propos embrouillés de Delahaye il va tout faire pour, l'air de rien, se rendre intéressant auprès d'elle et croiser un maximum de ses regards. Peine perdue à première vue, cela paraît loin d'être gagné mais sait-on jamais. Pourtant, mieux raconté, ce que relate Delahaye ce soir-là pourrait ne pas manquer d'intérêt.

Le 11 septembre 1957, expose-t-il, à l'extrême nord du Canada, un petit bateau de commerce nommé Nechilik s'était retrouvé coincé sur la côte du district de Mackenzie, en un point resté jusqu'à ce jour mal déterminé. Alors qu'elle faisait route entre Cambridge Bay et Tuktoyaktuk, la Nechilik avait été bloquée dans la banquise avec à son bord un chargement de fourrures de renard, d'ours et de phoque, ainsi qu'une cargaison d'antiquités régionales réputées rarissimes. Echouée après avoir heurté un récif, aussitôt elle était enserrée par la glace à prise rapide. Fuyant à pied l'embarcation paralysée, au prix de plusieurs membres gelés, les hommes d'équipage avaient eu beaucoup de mal à regagner la base la plus proche où quelques-uns de ces membres avaient dû être amputés. Les semaines suivantes, bien que son fret présentât une haute valeur marchande, l'isolement de cette région avait découragé la compagnie de la baie d'Hudson d'essayer de récupérer le navire.

Delahaye avait rapporté ces faits dont on venait de l'informer. On lui avait même laissé entendre qu'on pourrait, en cherchant bien, se procurer des informations plus détaillées quant aux coordonnées exactes de la Nechilik. Tout cela, certes, était aléatoire mais, si les choses se précisaient, l'opération pourrait présenter un intérêt majeur. Classiquement, en effet, les étapes de la découverte d'un objet d'art ethnique ou d'une antiquité sont au nombre de quatre ou cinq. C'est d'abord un local minable qui découvre généralement l'objet; c'est ensuite le caïd du coin qui supervise ce genre de trafic dans le secteur; puis c'est l'intermédiaire spécialisé dans la branche concernée; c'est enfin le galeriste avant le collectionneur qui forment les derniers maillons de la chaîne. Tout ce petit monde, évidemment, s'enrichit de plus en plus, l'objet décuplant au moins de valeur à chaque stade. Or, dans le cas de la Nechilik , si quelque intervention s'avérait possible, on éviterait tous ces intermédiaires en agissant directement sur le terrain: on gagnerait ainsi beaucoup de temps et d'argent.

Mais ce soir-là Ferrer, à vrai dire, n'avait guère accordé d'attention à ce récit, trop intéressé par cette Victoire dont il n'imaginait pas qu'elle viendrait s'installer chez lui dans une semaine. L'en eût-on informé qu'il eût été ravi, quoique non sans éprouver aussi quelque inquiétude, sans doute. Mais lui eût-on également indiqué que, des trois personnes réunies ce soir chez lui, chacune allait disparaître à sa manière avant la fin du mois, lui compris, il eût été supérieurement inquiet.

6

Le jour où l'on franchirait le cercle polaire, on fêterait normalement le passage de cette ligne. Ferrer en fut prévenu de manière allusive, sur un ton goguenard et vaguement intimidant, empreint de fatalité initiatique. Il ignora cependant la menace, supposant ce rituel réservé à l'équateur, aux tropiques. Or non: ces choses-là se célèbrent également dans le froid.

Ce matin-là, donc, trois matelots déguisés en succubes firent irruption en hurlant dans sa cabine et lui bandèrent les yeux, l'entraînant ensuite au pas de charge dans un lacis de coursives jusqu'à la salle de sport tendue de noir pour l'occasion. On lui ôta son bandeau: sur une estrade centrale siégeait Neptune en présence du commandant et de quelques officiers subalternes. Couronne, toge et trident, chaussé de palmes de plongeur, Neptune interprété par le chef steward était flanqué de la rongeuse d'ongles dans le rôle d'Amphitrite. Le dieu des eaux, roulant des yeux, somma Ferrer de se prosterner, de répéter après lui diverses niaiseries, de mesurer la salle de sport au double décimètre, de récupérer un trousseau de clefs avec les dents au fond d'une bassine de ketchup et autres innocentes brimades. Tout le temps que Ferrer s'exécutait, il lui parut que Neptune injuriait discrètement Amphitrite. Après quoi le commandant se fendit d'un petit discours et remit à Ferrer son diplôme de passage.

Cela fait, passé le cercle arctique, on commença d'apercevoir quelques icebergs. Mais de loin, seulement: les icebergs, les bateaux aiment mieux les éviter. Parfois épars à la dérive et parfois regroupés, immobiles, en armada ancrée, certains d'entre eux étaient lisses et luisants, tout de glace immaculée, d'autres souillés, noircis, jaunis par la moraine. Leurs contours dessinaient des profils animaux ou géométriques, leur taille variait entre la place Vendôme et le Champ-de-Mars. Ils paraissaient cependant plus discrets, plus usés que leurs homologues antarctiques qui se déplacent pensivement en grands blocs tabulaires. Ils étaient également plus anguleux, asymétriques et tarabiscotés, comme s'ils s'étaient retournés plusieurs fois dans un mauvais sommeil.

4
{"b":"100578","o":1}