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De son côté, Baumgartner raccroche également sans que son visage revête une expression particulière. Mais lui n'a pas l'air mécontent en se dirigeant vers une fenêtre du studio: peu de choses à voir, Baumgartner ouvre la fenêtre: peu de sons, deux chants d'oiseaux qui se courent après, une lointaine brume de trafic automobile. Il est donc rentré à Paris, il a retrouvé son grand studio du boulevard Exelmans sans vis-à-vis direct. Il n'a plus rien à faire qu'attendre, maintenant, que tuer le temps en regardant par la fenêtre, et quand la nuit sera tombée c'est la télévision qu'il regardera. Mais pour le moment c'est la fenêtre.

La cour pavée, plantée de tilleuls et d'acacias, contient un petit jardin bordé de haies qui enserre un bassin à jet d'eau vertical voûté voire déséquilibré, aujourd'hui, par un peu de vent. Quelques moineaux, deux ou trois geais ou merlettes animent les arbres, accompagnés d'un pochon de plastique blanchâtre immatriculé Bricorama, pris dans un nœud de branches hautes et gonflé par ce peu de vent comme une petite voile, et qui vibre et frémit comme un organisme en émettant des claquements et des sons de mirliton. Au-dessous de lui, renversé, gît un vélo d'enfant pourvu de stabilisateurs. Trois réverbères dérisoires disposés aux angles de la cour et trois caméras de vidéo surveillance fixées au-dessus des portes de chaque villa ont l'œil sur ce petit panorama.

Bien que les branches du tilleul bouchent la visibilité entre villas, Baumgartner distingue les terrasses meublées de transatlantiques à rayures et de tables en teck, les balcons et les grandes baies vitrées, les antennes de télévision sophistiquées. Plus au-delà, une ligne d'opulents immeubles se laisse apercevoir qui présente quelques disparités architecturales mais tout va bien, rien ne jure: 1910 y côtoie si richement 1970 que la coexistence est harmonieuse, l'argent est assez fort pour noyer les anachronismes.

Les habitants de ces villas semblent avoir le point commun d'avoir dans les quarante-cinq ans et de bien gagner leur vie dans différents domaines audiovisuels. C'est, dans un bureau bleu, une grosse jeune femme coiffée de gros écouteurs, tapant sur son ordinateur le texte d'une émission de proximité que Baumgartner a déjà entendue, tous les jours vers onze heures, sur une chaîne de radio d'Etat. C'est un petit homme roux au regard distrait, au sourire fixe, qui ne s'extrait pas souvent de la chaise longue de sa terrasse et doit être producteur ou quelque chose vu qu'au point de vue jeunes filles ça m'a l'air de défiler sec. C'est une correspondante de guerre de la télévision qui n'est pas souvent là, passant sa vie sur les lieux de tous les conflits, sautant d'une mine à l'autre avec son téléphone satellitaire des Khmers aux Tchétchènes et des Yéménites aux Afghans. Comme elle passe sa vie à dormir quand elle rentre, volets fermés sur décalage horaire, Baumgartner ne la voit pas souvent, sauf sur son écran quelquefois.

Mais pour le moment il ne voit personne. Ce matin encore, au dos de l'ambassade du Vietnam, cinq ou six diplomates en survêtement ont fait leur tai-chi comme tous les jours. Mais à présent, de l'autre côté de la grille de l'ambassade il n'y a rien qu'un panneau de basket cloué à un arbre, une balançoire dissymétrique et un coffre-fort rouillé renversé sur le dos, sur fond de grand mur en ciment vide avec une chaise vide posée devant. Il semble faire plus chaud, plus humide au-delà de cette grille, comme si l'ambassade produisait un microclimat de Sud-Est asiatique.

Baumgartner, de toute façon, ne regarde le monde que d'assez loin. S'il observe les gens, il fait le mort et ne salue personne excepté, chaque lundi, en lui remettant son volumineux loyer, le dentiste retraité du rez-de-chaussée qui lui loue son étage à la semaine. On a conclu cet arrangement, Baumgartner ayant prévenu dès le début le dentiste qu'il ne resterait pas très longtemps, qu'il devrait sans doute partir inopinément. La plupart du temps, cloîtré dans ce studio, force est d'admettre que, s'ennuyant assez, il doit sortir prendre un peu l'air de temps en temps.

Voici qu'il sort justement faire un tour et tiens, voici que la correspondante de guerre a l'air de s'être éveillée, part en bâillant vers quelque conférence de rédaction. C'est une de ces grandes blondes qui roulent en petite Austin, la sienne est vert émeraude à toit blanc, radiateur défoncé, vitres constellées d'étiquettes d'avis de mise en fourrière que le préfet de police, un ami, fera sauter. C'est qu'il s'agit ici d'un quartier riche qu'habitent pas mal de gens connus, lesquels connaissent eux-mêmes pas mal de gens connus, ce sont de beaux quartiers que fréquentent donc pas mal de photographes à sensation.

Et justement deux de ceux-ci sont en planque sous un porche de la rue Michel-Ange, munis de grosses machines oblongues en plastique gris qui ont moins l'air d'appareils-photo que de télescopes, de périscopes, d'instruments chirurgicaux ou même d'armes à système de visée infrarouge. Les paparazzi sont étonnamment jeunes et vêtus comme pour aller à la plage, chemisette et bermuda, mais leur visage est grave cependant qu'ils surveillent le porche d'en face, sans doute attendent-ils qu'une superstar paraisse en compagnie de sa nouvelle liaison. Baumgartner s'arrête par curiosité, il attend un moment près d'eux, discrètement et sans manifester son intérêt jusqu'à ce qu'on lui suggère à peine poliment de dégager. Il n'est pas contrariant, il s'éloigne.

Il est oisif, presque douloureusement oisif, il s'en va faire un tour au cimetière d'Auteuil qui est à deux pas et de dimensions modestes et où reposent pas mal d'Anglais, de barons et de capitaines de vaisseau. Quelques pierres tombales sont brisées, laissées à l'abandon, d'autres sont en réparation; l'un des monuments funéraires qui a l'air d'un petit pavillon, décoré de statues et du verbe Credo en place de paillasson, paraît en cours de ravalement. Baumgartner passe sans s'arrêter devant la tombe de Delahaye – quoique revenant sur ses pas pour y redresser un pot d'azalée renversé -, devant celle d'un inconnu sans doute malentendant – Hommage de ses amis sourds d'Orléans, crie la plaque – puis devant celle d'Hubert Robert – Fils respectueux, époux tendre, bon père, ami fidèle, murmure la plaque – et puis ça suffit comme ça: il sort du cimetière d'Auteuil et remonte la rue Claude-Lorrain vers Michel-Ange.

Où, comme un peu plus tard la superstar souhaitée vient de franchir le porche en compagnie de sa nouvelle liaison, les deux photographes ont entrepris de mitrailler le couple. La liaison frétille et sourit aux anges, la superstar se fige et voue les photographes au diable et Baumgartner, retour du cimetière et plein de ses pensées, passe sans s'en rendre compte dans le champ de leurs objectifs avant de rentrer chez lui. Il se sert un verre, regarde à nouveau par la fenêtre en attendant la fin du jour qui prend son temps, qui allonge indéfiniment les ombres des choses immobilières et végétales, des perrons et des acacias jusqu'à ce qu'eux-mêmes avec leur ombre soient noyés par une ombre majeure qui adoucit leurs contours et leurs couleurs, jusqu'à les absorber, les boire, les faire s'éteindre et disparaître et c'est alors que le téléphone sonne. C'est moi, dit le Flétan, ça s'est très bien passé. Tu es sûr qu'on ne t'a pas vu? s'inquiète Baumgartner. Pensez, dit le Flétan, par-derrière il n'y avait personne. A vrai dire il n'y avait pratiquement personne non plus dans la boutique. Ça n'a pas l'air de marcher trop fort, dites-moi, l'art moderne. Tais-toi, crétin, dit Baumgartner, et alors? Où est le matériel, maintenant? Tout est dans le frigo comme prévu, répond le Flétan, il est garé bien au chaud près de chez moi dans le box que vous avez loué. Et qu'est-ce qu'on fait, maintenant? On se retrouve demain à Charenton, dit Baumgartner, tu te rappelles l'adresse?

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