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Depuis cinq ans, jusqu'au soir de janvier qui l'avait vu quitter le pavillon d'Issy, toutes les journées de Félix Ferrer sauf le dimanche s'étaient déroulées de la même manière. Levé à sept heures trente, passant d'abord dix minutes aux toilettes en compagnie de n'importe quel imprimé, du traité d'esthétique à l'humble prospectus, il préparait ensuite pour Suzanne et lui-même un petit déjeuner scientifiquement dosé en vitamines et sels minéraux. Il procédait alors à vingt minutes de gymnastique en écoutant la revue de presse à la radio. Cela fait, il réveillait Suzanne et il aérait la maison.
Après quoi Ferrer, dans la salle de bains, se brossait les dents jusqu'à l'hémorragie sans jamais se regarder dans la glace, laissant cependant couler pour rien dix litres d'eau municipale froide. S'y lavait toujours dans le même ordre, immuablement de gauche à droite et de bas en haut. S'y rasait toujours dans le même ordre, immuablement joue droite puis gauche, menton, lèvre inférieure puis supérieure, cou. Et comme Ferrer, soumis à ces ordres immuables, se demandait chaque matin comment échapper à ce rituel, cette question même en était venue à intégrer le rituel. Sans avoir jamais pu la résoudre, à neuf heures il partait pour son atelier.
Ce qu'il appelle atelier n'est plus un atelier. C'en était vaguement un quand Ferrer se disait artiste et se pensait sculpteur, ce n'est plus que l'arrière-boutique de sa galerie qui peut lui servir de studio depuis qu'il s'est reconverti dans le commerce de l'art d'autrui. C'est au rez-de-chaussée d'un petit immeuble du IXe arrondissement, dans une rue que rien ne prédispose à détenir une galerie: artère négociante et vive, plutôt populaire pour le quartier. Juste en face de la galerie se prépare un gros chantier qui n'en est qu'à ses prémices: on creuse pour le moment des fondations profondes. Ferrer arrive et se fait un café, absorbe deux Efferalgan, ouvre son courrier dont il jette l'essentiel, touche un peu aux papiers qui traînent et patiente jusqu'à dix heures en luttant vaillamment contre l'idée d'une première cigarette. Puis il ouvre la galerie et passe quelques coups de fil. Vers midi dix, toujours par téléphone, il cherche quelqu'un avec qui déjeuner: il trouve toujours.
Dès quinze heures et tout l'après-midi, Ferrer assurait la permanence à la galerie jusqu'à dix-neuf heures trente où il appelait Suzanne, invariablement dans les mêmes termes, ne m'attends pas pour dîner si tu as faim. Elle attendait toujours et, à vingt-deux heures trente, Ferrer était au lit avec elle, scène de ménage un soir sur deux puis à vingt-trois heures extinction des feux. Et pendant cinq ans, oui, les choses s'étaient passées ainsi avant de changer brusquement le 3 janvier dernier. Ce ne seraient pas cependant toutes les choses qui changeraient: non sans une légère déception, force lui serait d'admettre par exemple que, dans l'étroite salle de bains de Laurence, Ferrer continuerait de se laver de gauche à droite et de bas en haut. Mais il n'habiterait pas longtemps chez elle, un de ces jours il retournerait vivre à l'atelier.
Toujours en retard de plusieurs aspirateurs, cet atelier se présentait comme un terrier de célibataire, une planque de fugitif aux abois, un legs désaffecté pendant que les héritiers s'empoignent. Cinq meubles y assuraient un confort minimum, plus un petit coffre-fort dont Ferrer avait oublié depuis longtemps la combinaison, et la cuisine d'un mètre sur trois contenait un fourneau constellé de taches, un réfrigérateur vide à deux légumes flétris près, des rayons supportant des conserves au-delà de leur péremption. Le réfrigérateur étant très peu utilisé, un iceberg naturel envahissait le freezer que Ferrer, quand cet iceberg virait à la banquise, dégivrait tous les ans à l'aide d'un sèche-cheveux et d'un couteau à pain. Le tartre, le salpêtre et le plâtre purulent avaient colonisé le clair-obscur de la salle d'eau mais une penderie recelait six costumes sombres, une théorie de chemises blanches et une batterie de cravates. C'est que Ferrer, quand il s'occupe de sa galerie, se fait une règle d'être impeccablement vêtu: tenue stricte et presque austère d'homme politique ou de directeur d'agence bancaire.
Dans ce qui tenait lieu de séjour, sauf deux affiches d'exposition à Heidelberg et Montpellier, rien ne rappelait les activités artistiques passées du galeriste. Sauf encore, disgracieux et burinés, servant de table basse ou de support de téléviseur, deux blocs de marbre qui conserveraient toujours pour eux-mêmes, en leur for intérieur, les formes qui avaient été censées sortir un jour de leurs entrailles. C'aurait pu être un crâne, une fontaine, un nu, et puis Ferrer avait laissé tomber avant.
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C'était maintenant un brise-glace long de cent mètres et large de vingt: huit moteurs de locomotive couplés développant 13 600 chevaux, vitesse maximum 16,20 nœuds, tirant d'eau 7,16 m. On avait installé Ferrer dans sa cabine: mobilier boulonné aux cloisons, point d'eau avec robinet à pédale, récepteur vidéo vissé dans le prolongement de la couchette monoplace et Bible dans le tiroir de la table de nuit. Plus un petit ventilateur paradoxal vu que le chauffage était à fond, produisant une canicule d'une trentaine de degrés comme dans tous les équipements polaires, qu'ils soient navire, cabine de tracteur ou bâtiment. Ferrer répartit ses affaires dans la penderie, déposant à portée de main, près de la couchette, un ouvrage consacré à la sculpture inuit.
Cinquante hommes constituaient l'équipage du Des Groseilliers ainsi que trois femmes que Ferrer repéra tout de suite: une jeune compacte colorée préposée aux amarres, une rongeuse d'ongles chargée des comptes et une infirmière au physique idéal d'infirmière discrètement fardée, délicatement bronzée, peu vêtue sous sa blouse, également responsable de la bibliothèque et de la vidéothèque et prénommée Brigitte. Comme Ferrer allait bientôt prendre l'habitude d'aller lui emprunter livres et films, il mettrait peu de jours à comprendre que Brigitte, le soir venu, rejoignait un radiotélégraphiste à menton carré, nez fusiforme et moustache en guidon. Peu d'espoir donc à entretenir à cet égard mais nous verrions, nous verrions, nous n'en étions pas là.
Le premier jour, sur la passerelle, Ferrer fit la connaissance des chefs. Le commandant ressemblait à un acteur et le second à un animateur mais cela s'arrêtait là: les autres officiers, supérieurs ou subalternes, n'évoquaient rien de particulier. Les présentations faites, comme on trouvait peu de choses à se dire, Ferrer s'en fut traîner dans le vaste corps tiède du brise-glace, progressivement sollicité par ses odeurs. A première vue c'était propre et ne sentait rien, puis en cherchant un peu on distinguait, dans l'ordre, des fantômes olfactifs de gas-oil, de graillon, de tabac, de vomi et de poubelles compactées, puis en cherchant plus loin un fond flottant et flou d'humidité malpropre ou moisie, d'évacuation saumâtre, cri du cœur de siphon.
Des haut-parleurs bourdonnaient des consignes, des types se marraient derrière des portes entrouvertes. Au fil des coursives, Ferrer croisa sans leur parler divers hommes d'équipage, stewards et mécaniciens peu habitués à la présence de non-professionnels et trop occupés de toute façon: outre leur tâche dans les opérations de manœuvre, la plupart s'affairaient toute la journée dans de vastes ateliers de mécanique ou d'électricité situés aux niveaux inférieurs du bâtiment, bourrés de machines-outils énormes et de minuscules instruments délicats. Il ne parvint à s'entretenir un peu qu'avec un jeune matelot timide, vulnérable et musclé, qui attira son attention sur quelques oiseaux de passage. Le ptarmigan, par exemple, l'eider dont on fait l'édredon, le fulmar, le pétrel, et je crois que c'est à peu près tout.