Après que, terrassé par le prix, Supin s'en fut allé chancelant, et malgré ses informations qui feraient peut-être avancer les choses, Ferrer fut envahi par une sombre mélancolie. S'étant débarrassé de Corday le plus vite possible, il n'était même plus sûr de tenir ses promesses avec lui, nous verrions. Il dut se faire violence pour que ce passage à vide ne gagnât pas tout le terrain, ne gangrenât surtout pas sa vie professionnelle et de manière générale ses points de vue sur l'art. Portant un regard circulaire et soudain écœuré sur les œuvres exposées chez lui, un doute s'empara de sa personne qui dut encore fermer la galerie plus tôt que d'habitude. Il donna son congé à Elisabeth avant de verrouiller la porte vitrée, de baisser électriquement le rideau de fer puis de marcher, voûté contre le vent assez violent ce jour-là, jusqu'au métro Saint-Lazare. Changer à Opéra, descendre à Châtelet d'où le Palais de justice, une fois franchie la Seine, est à moins de deux minutes à pied. Les différents soucis professionnels et financiers de Ferrer n'étaient pas le seul motif de ce passage à vide, de sa voussure et de son visage fermé: c'est aussi que c'était aujourd'hui le 10 octobre, or aller divorcer n'a jamais rien d'enthousiasmant.
Il n'était certes pas le seul dans ce cas, ce qui n'a rien de consolant: la salle d'attente était bourrée de couples en fin de parcours. Certains, malgré l'instance, n'avaient pourtant pas l'air de si mal s'entendre, on parlait tranquillement avec ses avocats. La convocation était fixée à onze heures trente et, à quarante, Suzanne n'était pas encore là – toujours en retard, se dit Ferrer avec un souvenir d'agacement, mais le juge aux affaires familiales l'était également. D'inconfortables chaises en plastique collées aux quatre murs meublaient la salle d'attente, cernant une table basse couverte d'une collection de publications hétéroclites et fatiguées: périodiques juridiques aussi bien que magazines d'art ou de santé, hebdomadaires voués à la vie des célébrités. Ferrer s'empara d'un de ceux-ci qu'il entreprit de feuilleter: cela consistait comme d'habitude en photographies de stars, stars en tous genres issues des sphères lyrique, télévisuelle et cinématographique, sportive ou politique voire culinaire. Une double page au centre proposait la photo d'une superstar flanquée de sa nouvelle conquête à l'arrière-plan desquels, un peu flou mais quand même parfaitement reconnaissable, on pouvait distinguer Baumgartner. Ferrer allait tomber dans quatre secondes sur cette page et cette photo, trois secondes, deux secondes, une seconde, mais Suzanne choisissant cet instant pour surgir, il ferma sans regret l'hebdomadaire.
Le juge était une juge aux cheveux gris, à la fois calme et tendue, calme car croyant avoir l'habitude d'être juge et tendue car sachant ne jamais l'avoir prise. Bien qu'elle se contraignît visiblement à la froideur, Ferrer l'imaginait attentive dans le privé, rassurante et peut-être même aimante, oui, certainement bonne mère de famille bien qu'on n'y dût pas rigoler tous les jours. Il n'était pas exclu que son mari fût greffier et s'occupât des tâches ménagères quand elle devait rentrer tard pour le dîner, pendant lequel on disputerait de points de droit civil. Comme elle reçut d'abord le couple ensemble, Ferrer jugeant qu'elle ne posait que des questions sans objet y réagit a minima.
Suzanne restait tout aussi réservée la plupart du temps, ne répondant que ce qu'il fallait répondre avec une forte économie de moyens. Non non, dit Ferrer quand la juge se fit confirmer pour la forme qu'il n'y avait pas d'enfants. Donc votre décision est prise, dit la juge en s'adressant à Suzanne – et, se tournant vers Ferrer: Monsieur a l'air un peu moins certain que madame. Si si, dit Ferrer, aucun problème. Puis elle s'entretiendrait avec eux l'un après l'autre individuellement, madame d'abord. En attendant son tour, Ferrer ne reprit pas le même magazine et, quand Suzanne sortit du bureau de la juge, il se leva en la cherchant du regard qu'elle ne lui rendit pas. Il se cogna contre une chaise en se dirigeant vers le bureau. Vous êtes vraiment sûr que vous voulez divorcer? demanda la juge. Oui oui, répondit Ferrer. Bon, dit-elle en refermant le dossier et puis voilà, c'était réglé.
Sortis de là, Ferrer aurait bien proposé à Suzanne d'aller déjeuner ensemble ou juste prendre un verre par exemple en face, à la brasserie du Palais, mais elle ne lui en laissa pas le temps. Ferrer frémit, allant encore s'attendre au pire, aux insultes humiliantes et mises en demeure auxquelles il avait échappé au mois de janvier, mais non, non. Levant seulement un doigt pour lui intimer silence, elle ouvrit son sac dont elle retira un double des clefs de la galerie qui était resté à Issy, les lui remit sans un mot avant de s'éloigner vers le pont Saint-Michel au sud. Cinq secondes immobiles après, Ferrer reprit le chemin du Pont au Change au nord.
En fin d'après-midi, Ferrer ferma la galerie comme tous les jours à dix-neuf heures, la nuit tomberait sous peu, le Soleil n'était plus visible depuis cette partie de la Terre, restait un ciel bleu-gris très pur au milieu duquel un avion lointain, recueillant ses derniers rayons imperceptibles d'ici-bas, tirait un trait rosé vif. Ferrer resta encore immobile un instant, jetant un coup d'œil sur la rue avant de se mettre en marche. Les commerçants du coin tiraient comme lui leur rideau de fer. Les ouvriers du chantier d'en face avaient aussi quitté le travail après qu'on eut prudemment orienté pour la nuit les flèches des grues dans le sens actuel du vent. Sur la façade du grand immeuble voisin, une fenêtre sur deux était obstruée par des antennes paraboliques: quand le soleil était présent, ces paraboles devaient l'empêcher d'entrer, accueillant à sa place les images destinées au téléviseur qui remplaçait ainsi la fenêtre.
Il allait s'éloigner de la galerie quand se profila au bout de la rue une silhouette de femme dont le contour lui disait quelque chose, mais un instant dut défiler avant qu'il reconnût Hélène. Ce n'était pas la première fois que Ferrer avait un peu de mal à l'identifier aussitôt: à l'hôpital déjà, quand elle entrait dans la chambre il éprouvait ce même temps de latence, sachant bien que c'était elle tout en devant chaque fois reconstituer sa personne, recommencer tout à zéro comme si ses traits ne s'organisaient pas spontanément entre eux. Ils étaient pourtant beaux, cela ne se discutait pas, répartis avec harmonie, Ferrer pouvait les admirer isolément maïs c'étaient leurs rapports qui se modifiaient sans cesse, n'aboutissant jamais exactement au même visage. En équilibre instable comme s'ils entretenaient des relations changeantes, on aurait pu les croire en déplacement perpétuel. Ce n'était donc pas tout à fait la même personne que Ferrer avait devant lui chaque fois qu'il retrouvait Hélène.
Celle-ci passait à tout hasard, sans avoir prévenu ni prévu quoi que ce soit: lui proposant de prendre un verre, Ferrer rouvrit la galerie. Puis, tout en allant chercher du Champagne au frais dans l'atelier, Ferrer décida d'étudier cette fois avec patience et précision le visage d'Hélène, comme on apprend une leçon, pour le connaître une fois pour toutes et se débarrasser du trouble qu'il provoquait. Mais ses efforts furent d'autant plus vains qu'Hélène aujourd'hui, pour la première fois, s'étant maquillée, cela changeait et compliquait tout.
Car le maquillage masque en même temps qu'il décore les organes sensoriels, du moins, notez, ceux qui ont plusieurs usages. La bouche, par exemple, qui respire et qui parle et mange, boit, sourit, chuchote, embrasse, suce, lèche, mord, souffle, soupire, crie, fume, grimace, rit, chante, siffle, hoquette, crache, rote, vomit, expire, on la peint, c'est bien le moins, pour l'honorer de remplir ainsi nombre de fonctions nobles. On peint aussi les alentours de l'œil qui regarde, exprime, pleure et se ferme pour dormir, ce qui est également noble. On peint encore les ongles qui se tiennent aux premières loges de l'immense et noble variété des opérations manuelles.