– La gaffe, disait-il, la plus prodigieuse qui se soit jamais faite dans le parti avancé, fut la Révolution de 1848. Nous avions au gouvernement une belle famille, française, nationale, libérale entre toutes et compromise même avec la Révolution, sous les auspices de laquelle on pouvait obtenir, sans trouble, toutes les libertés que le progrès comporte… Et nous l’avons bannie. Pourquoi? Pour faire place à ce bas empire qui a mis la France en débâcle!
Quoi qu’il en soit, en conséquence, je laissai de côté – et pour toujours – la politique inflammatoire, comme ces embarras qu’on abandonne en route pour marcher plus léger, et à toi, ma Provence, et à toi, poésie, qui ne m’avez jamais donné que pure joie, je me livrai tout entier.
Et voici que, rentré dans la contemplation, un soir, me promenant en quête de mes rimes, car mes vers, tant que j’en ai fait, je les ai trouvés tous par voies et par chemins, je rencontrai un vieux qui gardait les brebis. Il avait nom «le galant jean». Le ciel était étoilé, la chouette miaulait, et le dialogue suivant (que vous avez lu peut-être, traduit par l’ami Daudet) eut lieu dans cette rencontre.
LE BERGER
Vous voilà bien écarté, monsieur Frédéric?
MOI
Je vais prendre un peu l’air, maître Jean.
LE BERGER
Vous allez faire un tour dans les astres?
MOI
Maître Jean, vous l’avez dit. Je suis tellement soûl, désabusé et écœuré des choses de la terre que je voudrais, cette nuit, m’enlever et me perdre dans le royaume des étoiles.
LE BERGER
Tel que vous me voyez, j’y fais, moi, une excursion presque toutes les nuits, et je vous certifie que le voyage est des plus beaux.
MOI
Mais comment faire pour y aller, dans cet abîme de lumière?
LE BERGER
Si vous voulez me suivre, pendant que les brebis mangent, tout doucement, monsieur, je vous y conduirai et vous ferai tout voir.
MOI
Galant Jean, je vous prends au mot.
LE BERGER
Tenez, montons par cette voie qui blanchit du nord au sud: c’est le chemin de Saint Jacques. Il va de France droit sur l’Espagne. Quand l’empereur Charlemagne faisait la guerre aux Sarrasins, le grand saint Jacques de Galice le marqua devant lui pour lui indiquer la route.
MOI
C’est ce que les païens désignaient par Voie Lactée.
LE BERGER
C’est possible; moi je vous dis ce que j’ai toujours ouï dire… Voyez-vous ce beau chariot, avec ces quatre roues qui éblouissent tout le nord? C’est le Chariot des Âmes. Les trois étoiles qui précèdent sont les trois bêtes de l’attelage; et la toute petite qui va prés de la troisième, nous l’appelons le Charretier.
MOI
C’est ce que dans les livres on nomme la Grande Ourse.
LE BERGER
Comme il vous plaira… Voyez, voyez tout à l’entour les étoiles qui tombent: ce sont de pauvres âmes qui viennent d’entrer au Paradis. Signons-nous, monsieur Frédéric.
MOI
Beaux anges (comme on dit), que Dieu vous accompagne!
LE BERGER
Mais tenez, un bel astre est celui qui resplendit pas loin du Chariot, là-haut: c’est le Bouvier du ciel.
MOI
Que dans l’astronomie on dénomme Arcturus.
LE BERGER
Peu importe. Maintenant regardez là sur le nord, l’étoile qui scintille à peine: c’est l’étoile Marine, autrement dit la Tramontane. Elle est toujours visible et sert de signal aux marins- lesquels se voient perdus, lorsqu’ils perdent la Tramontane.
MOI
L’étoile Polaire, comme on l’appelle aussi, se trouve donc dans la Petite Ourse; et comme la bise vient de là, les marins de Provence, comme ceux d’Italie, disent qu’ils vont à l’Ourse, lorsqu’ils vont contre le vent.
LE BERGER
Tournons la tête, nous verrons clignoter la Poussînière ou le Pouillier, si vous préférez.
MOI
Que les savants nomment Pléiades et les Gascons Charrette des Chiens.
LE BERGER
C’est cela. Un peu plus bas resplendissent les Enseigres, – qui, spécialement, marquent les heures aux bergers. D’aucuns les nomment les Trois Rois, d’autres les Trois Bourdons ou le Râteau ou le Faux Manche.
MOI
Précisément, c’est Orion et la ceinture d’Orion.
LE BERGER
Très bien. Encore plus bas, toujours vers le midi, brille Jean de Milan.
MOI
Sirius, si je ne me trompe.
LE BERGER
Jean de Milan est le flambeau des astres. Jean de Milan, un jour, avec les Enseignes et la Poussinière, avait été, dit-on, convié à une noce. (La noce de la belle Maguelone, dont nous parlerons tantôt.) La Poussinière, matinale, partit, paraît-il, la première et prit le chemin haut. Les Enseignes, trois filles sémillantes, ayant coupé plus bas, finirent par l’atteindre. Jean de Milan, resté endormi, prit, lorsqu’il se leva, le raccourci et, pour les arrêter, leur lança son bâton à la volée… Ce qui fait que le Faux Manche est appelé depuis le Bâton de Jean de Milan.
MOI
Et celle qui, au loin, vient de montrer le nez et qui rase la montagne?
LE BERGER
C’est le Boiteux. Lui aussi était de la noce. Mais comme il boite, pauvre diable, il n’avance que lentement. Il se lève tard du reste et se couche de bonne heure.
MOI
Et celle qui descend, là-bas, sur le ponant, étincelante comme une épousée?
LE BERGER
Eh bien! c’est elle! l’étoile du Berger, 1’Étoile du Matin, qui nous éclaire à l’aube, quand nous lâchons le troupeau, et le soir, quand nous le rentrons: c’est elle, l’étoile reine, la belle étoile, Maguelone, la belle Maguelone, sans cesse poursuivie par Pierre de Provence, avec lequel a lieu, tous les sept ans son mariage.
MOI
La conjonction, je crois, de Vénus et de Jupiter ou de Saturne quelquefois.
LE BERGER
A votre goût… mais tiens, Labrit! Pendant que nous causions, les brebis se sont dispersées, tai! tai! ramène-les! Oh! le mauvais coquin de chien, une vraie rosse… Il faut que j’y aille moi-même. Allons, monsieur Frédéric, vous, prenez garde de ne pas vous égarer!