Les acteurs de mon drame, mes laboureurs, mes moissonneurs, mes bouviers et mes pâtres, ne circulaient-ils pas, du point de l’aube au crépuscule, devant mon jeune enthousiasme? Vouliez-vous un plus beau vieillard, plus patriarcal, plus digue d’être le prototype de mon maître Ramon, que le vieux François Mistral, celui que tout le monde et ma mère elle-même n’appelaient que le «maître»? Pauvre père! Quelquefois, quand le travail était pressant, il fallait donner aide, soit pour rentrer les foins, soit pour dériver l’eau de notre puits à roue, il criait dehors:
– Où est Frédéric?
Bien qu’à ce moment-là je fusse allongé sous un saule, paressant à la recherche de quelque rime en fuite, ma pauvre mère répondait:
– Il écrit.
Et aussitôt, la voix rude du brave homme s’apaisait en disant:
– Ne le dérange pas.
Car, pour lui, qui n’avait lu que l’Écriture Sainte et Don Quichotte en sa jeunesse, écrire était vraiment un office religieux, Et il montre bien ce respect pour le mystère de la plume, le début d’un récitatif, usité jadis chez nous, et dont nous reparlerons au sujet du mot Félibre:
Monseigneur saint Anselme lisait et écrivait.
Un jour, de sa sainte écriture,
Il est monté au haut du ciel.
Un autre personnage qui eut, sans le savoir, le don d’intéresser ma Muse épique, c’était le cousin Tourrette, du village de Mouriès: une espèce de colosse, membru et éclopé, avec de grosses guêtres de cuir sur les souliers et connu à la ronde, dans les plaines de Crau, sous le nom du Major, ayant, en 1815, été tambour-major des gardes nationaux qui, sous le commandement du duc d’Angoulême, voulaient arrêter Napoléon, à son retour de l’île d’Elbe. Il avait, dans sa jeunesse, dissipé son bien au jeu; et dans ses vieux jours, réduit aux abois, il venait, tous les hivers, passer une quinzaine avec nous autres, au Mas. Lorsqu’il repartait, mon père lui donnait, dans un sac, quelques boisseaux de blé. L’été, il parcourait la Crau et la Camargue, allant aider aux bergers, lorsqu’on tondait les troupeaux, aux fermiers pour le dépiquage, aux faucheurs de marais pour engerber les roseaux ou, enfin, aux sauniers pour mettre le sel en meules. Aussi connaissait-il la terre d’Arles et ses travaux, assurément, comme personne. Il savait le nom des Mas, des pâturages, des chefs de bergers, des haras de chevaux et de taureaux sauvages, ainsi que de leurs gardiens. Et il parlait de tout avec une faconde, un pittoresque, une noblesse d’expressions provençales, qu’il y avait plaisir d’entendre. Pour dire, par exemple, que le comte de Mailly était riche, fort riche en propriétés bâties:
– Il possède, disait-il, sept arpents de toitures.
Les filles qui s’engagent pour la cueillette des olives – à Mouriés, elles sont nombreuses – le louaient pour leur dire des contes à la veillée. Elles lui donnaient, je crois, un sou chacune par veillée. Il les faisait tordre de rire, car il savait tous les contes, plus ou moins croustilleux, qui, d’une bouche à l’autre, se transmettent dans le peuple, tels que: Jean de la Vache, Jean de la Mule, Jean de l’Ours, le Doreur, etc.
Une fois que la neige commençait à tomber:
– Allons, disions-nous, le cousin apparaîtra bientôt.
Et il ne manquait jamais.
– Bonjour, cousin!
– Cousin, bonjour!
Et voilà. La main touchée et son bâton déposé, humblement, derrière la porte, et s’attablait, mangeait une belle tartine de fromage pétri et entamait, ensuite, le sujet de l’olivaison, Et il contait que les meules, en son bourg de Mouriès, ne pouvaient tenir pied à la récolte des olives. Et il disait:
– Comme on est bien, l’hiver, lorsqu’il fait froid, dans ces moulins à huile! Écarquillé sur le marc tout chaud, on regarde, à la clarté des caleils à quatre mèches, les presseurs d’huile moitié nus qui, lestes comme chats, poussent tous à la barre, au commandement du chef:
– Allons, ce coup! Encore un coup! Encore un bon coup! Houp! que tout claque! Là!
Étant, le cousin Tourrette, comme tous les songeurs, tant soit peu fainéant, il avait, toute sa vie, rêvé de trouver une place où il y eût peu de travail.
– Je voudrais, nous disait-il, la place de compteur de mornes, à Marseille par exemple, dans un de ces grands magasins où, lorsqu’on les débarque, un homme, étant assis, peut, en comptant les douzaines, gagner (me suis-je laissé dire) ses douze cents francs par an.
Mon pauvre vieux Major! Il mourut comme tant d’autres, sans avoir vu réaliser sa rêverie sur les mornes.
Je n’oublierai pas non plus, parmi mes collaborateurs, ou, tant vaut dire, mes fauteurs de la poésie de Mireille, le bûcheron Siboul: un brave homme de Montfrin, habillé de velours, qui venait tous les ans, à la fin de l’automne, avec sa grande serpe, tailler joliment nos bourrées de saule. Pendant qu’il découpait et appareillait ses rondins, que d’observations justes il me faisait sur le Rhône, sur ses courants, ses tourbillons, sur ses lagunes, sur ses baies, sur ses graviers et sur ses îles, puis sur les animaux qui fréquentent ses digues, les loutres qui gîtent dans les arbres creux, les bièvres qui coupent des troncs comme la cuisse, et sur les pendulines qui, dans les Ségonnaux, suspendent leurs nids aux peupliers blancs, et sur les coupeurs d’osier et les vanniers de Valiabrègue!
Enfin, le voisin Xavier, un paysan herboriste, qui me disait les noms en langue provençale et les vertus des simples et de toutes les herbes de Saint-Jean et de Saint-Roch. Si bien que mon bagage de botanique littéraire, c’est ainsi que je le formai… Heureusement! car m’est avis, sans vouloir les mépriser, que nos professeurs des écoles, tant les hautes que les basses, auraient été, bien sûr, entrepris pour me montrer ce qu’était un chardon ou un laiteron.
Comme une bombe, dans l’entrefaite de ce prodrome de Mireille, éclata la nouvelle du coup d’État du 2 décembre 1851.
Quoique je ne fusse pas de ces fanatiques chez qui la République tient lieu de religion, de justice et de patrie, quoique les Jacobins, par leur intolérance, par leur manie du niveau, par la sécheresse, la brutalité de leur matérialisme, m’eussent découragé et blessé plus d’une fois, le crime d’un gouvernant qui déchirait la loi jurée par lui m’indigna. Il m’indigna, car il fauchait toutes mes illusions sur les fédérations futures dont la République en France pouvait être le couvain.
Quelques-uns des collègues de l’École de Droit allèrent se mettre à la tête des bandes d’insurgés qui se soulevaient dans le Var au nom de la Constitution; mais le grand nombre, en Provence comme ailleurs, les uns par dégoût de la turbulence des partis, les autres éberlués par le reflet du premier Empire, applaudirent, il est vrai, au changement de régime. Qui pouvait deviner que l’Empire nouveau dût s’effondrer dans une effroyable guerre et l’écroulement national?
Pour conclure, je vais citer ce qui me fut dit un jour, après 1870 par Taxile Delord, républicain pourtant et député de Vaucluse, un jour qu’en Avignon, sur la place de l’Horloge, nous nous promenions ensemble: