– C’est bien pensé, lui dis-je, et tu peux croire, Anselme, que j’en suis ravi, sais-tu? Mais as-tu passé bachelier?
– Oui, dit-il en riant, j’ai passé, comme la piquette sur le marc de vendange.
– C’est que, mon pauvre Anselme, pour être admis aux grades de la Faculté de Droit, je crois qu’il faut avoir son baccalauréat ès lettres.
– Bon enfant! riposta le gentil ami Mathieu, supposons qu’on ne veuille pas me diplômer comme les autres, pourra-t-on m’empêcher de prendre ma licence, voyons, en droit d’amour?… Tiens, pas plus tard que tantôt, en allant me promener dans une espèce de vallon qu’on appelle la Torse, j’ai fait la connaissance d’une jeune blanchisseuse, un peu brune, c’est vrai, mais ayant bouche rouge, quenottes de petit chien qui ne demandent qu’à mordre, deux frisons folletant hors de sa coiffe blanche, la nuque nue, le nez en l’air, les bras joliment potelés…
– Allons, grivois, il me paraît que tu ne l’as pas mal lorgnée.
– Non, dit-il, Frédéric, il ne faudrait pas croire que moi, un rejeton des marquis de Montredon, si peu sensé que je sois, j’aille m’amouracher d’un minois de lavoir. Mais vois- tu je ne sais pas si tu es comme moi: quand je fais la rencontre de quelque friand museau, serait-ce un museau de chatte je ne puis m’empêcher de me retourner pour voir. Bref, en causant avec la petite, nous sommes convenus qu’elle me blanchirait mon linge et qu’elle viendrait le prendre la semaine prochaine.
– Mathieu, tu es un gueusard, un friponneau, tu sens le roussi…
– Non, mon ami, tu n’y es pas, laisse donc que j’achève. Ayant ainsi traité avec ma blanchisseuse, comme, tout en causant, je vis, à travers l’écume qui lui giclait entre les doigts, qu’elle froissait et chiffonnait une chemise de dentelle: «Diable, quel linge fin! dis-je à la jeune fille, cette chemise-là n’est pas faite pour couvrir les fruits d’automne d’une gaupe!» «Il s’en faut! répondit-elle. Ça, c’est la chemisette d’une des plus belles dames de la rue des Nobles: une baronne de trente ans, mariée, la pauvrette, à un vieux barbon d’homme qui est juge à la cour et jaloux comme un Turc.» «Mais elle doit transir d’ennui!» «Transir? ah! tant et tant qu’elle est toujours à son balcon, comme en attente du galant, tenez, qui viendra la distraire.» «Et on l’appelle?» «Mais monsieur vous en voulez trop savoir… Moi, voyez-vous je lave la lessive qu’on me donne, mais je ne me mêle pas de ce qui après tout, ne me regarde pas.» Il ne m’a pas été possible d’en tirer plus pour le moment… Mais ajouta Matthieu, lorsqu’elle viendra chercher mon blanchissage dans ma chambre, vois-tu, dussé-je bien lui faire deux et trois caresses, il faut qu’elle soit fine si elle n’ouvre pas la bouche.
– Et après, quand tu sauras le nom de la baronne?
– Eh! mon cher, j’ai du pain sur la planche pour trois ans! Cependant que vous autres, les pauvres étudiants en droit vous allez vous morfondre à éplucher le Code, moi, tel que les troubadours de l’antique Provence, je vais, sous le balcon de ma belle baronne, étudier à loisir les douces Lois d’Amour.
Et, comme je vous le livre, telles furent, les trois ans que nous restâmes à Aix, et la tâche et l’étude du chevalier Mathieu.
Oh! les belles excursions, là-bas, au pont de l’Arc, sur la grand’route de Marseille, dans la poussière jusqu’à mi-jambe et les parties au Tholonet, – où nous allions humer le vin cuit de Langesse; et les duels entre étudiants, dans le vallon des Infernets, avec les pistolets chargés de crottes de chèvre; et ce joli voyage qu’avec la diligence nous fîmes à Toulon, en passant par le bois de Cuge et à travers les gorges d’Ollioules!
Un peu plus, un peu moins, nous faisions ce qu’avaient fait, mon Dieu! les étudiants du temps des papes d’Avignon et du temps de la reine Jeanne. Écoutez ce qu’en écrivait, du temps de François 1er, le poète macaronique Antonius de Arena:
Genti gallantes sunt omnes Instudiantes
Et bellas garsas semper amare soient;
Et semper, semper sunt de bragantibus ipsi;
Inter mignonos gloria prima manet:
Banquetant, bragant, faciunt miracula plura,
Et de bonitate sunt sine fine boni.
(De gentillessiis Instudiantium.)
Tandis qu’au Gai-Savoir, dans la noble cité des comtes de Provence, nous nous initions ainsi, Roumanille, plus sage, publiait en Avignon, dans un journal de guerre appelé la Commun, ces dialogues pleins de sens, de saveur, de vaillance, tels que le Thym, Un Rouge et un Blanc, les Prêtres, qui mettaient en valeur et popularisaient la prose provençale.
Puis, avec la décision, avec l’autorité que lui donnait déjà le succès de ses Pâquerettes et de ses hardis pamphlets, au rez-de-chaussée de son journal, il convoquait, tant vieux que jeunes, les trouvères de ce temps; et de ce ralliement sortait une anthologie, les Provençales, qu’un professeur éminent, M. Saint-René Taillandier, alors à Montpellier, présentait au public dans une introduction chaleureuse et savante (Avignon, librairie Séguin, 1852).
Ce précoce recueil contenait des poésies du vieux docteur d’Astros et de Gaut, d’Aix; des Marseillais Aubert, Bellot, Bénédit, Bourrelly et de Barthélemy (celui de la Némésis,); des Avignonnais Boudin, Cassan, Giéra; du Beaucairois Bonnet; du Tarasconais Gautier; de Reybaud, de Dupuy, qui étaient de Carpentras; de Castil-Blaze, de Cavaillon; de Crousillat, de Salon; de Garcin, «fils ardent du maréchal d’Alleins» (mentionné dans Mireille); de Mathieu, de Chàteauneuf; de Chalvet, de Nyons; et d’autres; puis un groupe du Languedoc: Moquin-Tondon, Peyrottes, Lafare-Alais; et une pièce de Jasmin.
Mais les morceaux les plus nombreux étaient de Roumanille, alors en pleine production et duquel Sainte-Beuve avait salué les Crèches comme «dignes de Klopstock». Théodore Aubanel, dans ses vingt-deux ans, donnait là, lui aussi, ses premiers coups de maître: le 9 Thermidor, les Faucheurs, A la Toussaint. Moi, enfin, enflammé de la plus belle ardeur, j’y allais de mes dix pièces (Amertume, le Mistral, Une Course de Taureaux) et d’un Bonjour à Tous qui disait, pour noter notre point de départ:
Nous trouvâmes dans les berges
Revêtue d’un méchant haillon,
La langue provençale:
En allant paître les brebis,
La chaleur avait bruni sa peau,
La pauvre n’avait que ses longs cheveux
Pour couvrir ses épaules.
Et voilà que des jeunes hommes,
En vaguant par là
Et la voyant si belle,
Se sentirent émus.
Qu’ils soient donc les bienvenus,
Car ils l’ont vêtue dûment
Comme une demoiselle.
Mais revenons aux amours de Mathieu avec la baronne d’Aix, dont je n’ai pas terminé l’histoire.
Chaque fois que je rencontrais mon étudiant «en lois d’amour», je l’interpellais ainsi:
– Eh bien!, Mathieu, où en sommes-nous?
– Nous en sommes, me répondit-il un jour, que Lélette (c’était le nom de la blanchisseuse) a fini par m’indiquer l’hôtel de la baronne; que j’ai passé et repassé, mon ami, tant de fois sous les cariatides de son balcon, que, rendons grâce à Dieu, j’ai été remarqué… et la dame, une beauté comme tu n’en vis oncques, la dame enjôlée, charmée de son cavalier servant, a daigné, l’autre soir, me laisser tomber du ciel, tiens, une fleur d’œillet.