Et alors, entre elle et moi, s’engagea une correspondance ou, plutôt, un échange d’amour et d’amitié qui dura plus de trois ans (tout le temps que je fus à Aix): moi, galamment, abondant vers son faible, pour la sevrer, peu à peu, si je pouvais; elle, de plus en plus endolorie et ferme, me jetant de lettre en lettre ses adieux désespérés… De ces lettres, voici la dernière que je reçus. Je la reproduis telle quelle:
«Je n’ai aimé qu’une fois, et je mourrai, je le jure, avec le nom de Frédéric gravé seul dans mon cœur. Que de nuits blanches j’ai passées en songeant à mon mauvais sort! Mais, hier, en lisant tes consolations vaines, je me fis tant de violence pour retenir mes pleurs que le cœur me défaillit. Le médecin dit que j’avais la fièvre, que c’était de l’agitation nerveuse, qu’il me fallait le repos.
«- La fièvre! m’écriai-je; ah! que ce fût la bonne!
«Et, déjà, je me sentais heureuse de mourir pour aller t’attendre là-bas où ta lettre me donne rendez-vous… Mais écoute, Frédéric, puisqu’il en est ainsi, lorsqu’on te dira, et va, ce n’est pas pour longtemps, lorsqu’on t’annoncera que j’aurai quitté la terre, donne-moi, je t’en prie, une larme et un regret. Il y a deux ans, je te fis une promesse: c’était de demander tous les jours à Dieu qu’il te rendit heureux, parfaitement heureux… Eh bien! je n’y ai jamais manqué, et j’y serai fidèle, jusqu’à mon dernier soupir. Mais toi, ô Frédéric, je te le demande en grâce: lorsqu’en te promenant tu verras des feuilles jaunes rouler sur ton passage, pense un peu à ma vie, flétrie par les larmes, séchée par la douleur; et si tu vois un ruisseau qui murmure doucement, écoute sa plainte: il te dira comme je t’aimais; et si quelque oisillon t’effleure de son aile, prête l’oreille à son gazouillis, et il te dira, pauvrette! que je suis toujours avec toi… O Frédéric! je t’en prie, n’oublie jamais Louise!»
Voilà l’adieu suprême que, scellé de son sang, m’envoya la jeune vierge – avec une médaille de la Vierge Marie, qu’elle avait couverte de ses baisers – dans un petit porte- feuille de velours cramoisi, sur la couverture duquel elle avait brodé, avec ses cheveux châtains, mes initiales au milieu d’un rameau de lierre.
Je me ferai la touffe de lierre,
Je t’embrasserai.
Pauvre et chère Louise! A quelque temps de là, elle prit le voile de nonne et mourut peu d’années après. Moi, encore tout ému, au bout d’un si long temps, par la mélancolie de cet amour étiolé, défleuri avant l’heure, je te consacre, ô Louise, ce souvenir de pitié et je l’offre à tes mânes errant peut-être autour de moi!
La ville d’Aix (cap de justice, comme on disait jadis), où nous étions venu pour étudier le «droit écrit» en raison de son passé de capitale de Provence et de cité parlementaire, a un renom de gravité et de tenue hautaine qui sembleraient faire contraste avec l’allure provençale. Le grand air que lui donnent les beaux ombrages de son Cours, ses fontaines monumentales et ses hôtels nobiliaires, puis la quantité d’avocats, de magistrats, de professeurs, de gens de robe de tout ordre, qu’on y rencontre dans les rues, ne contribuent pas peu à l’aspect solennel, pour ne pas dire froid, qui la caractérise. Mais, de mon temps du moins, cela n’était qu’en surface, et, dans ces Cadets d’Aix, il y avait, s’il me souvient, une humeur familière, une gaieté de race, qui tenaient, auriez-vous dit, des traditions laissées par le bon roi René.
Vous aviez des conseillers, des présidents de cour, qui, pour se divertir, dans leurs salons, dans leurs bastides, touchaient le tambourin. Des hommes graves, comme le docteur d’Astros, frère du cardinal, lisaient à l’Académie des compositions de leur cru en joyeux parler de Provence: manière comme une autre de maintenir le culte de l’âme nationale et qui, dans Aix, n’eut jamais cesse. Car le comte Portais, un des grands jurisconsultes du Code Napoléon, n’avait-il pas écrit une comédie provençale? Et M. Diouloufet, un bibliothécaire de l’Athènes du Midi, comme Aix s’intitule parfois, n’avait-il pas, sous Louis XVIII, chanté en provençal les magnans ou vers à soie? M. Mignet, l’historien, l’académicien illustre, venait tous les ans à Aix pour jouer à la boule. Il avait même formulé la maxime suivante:
«Rien n’est plus propre à refaire un homme que de vivre au clair soleil, parler provençal, manger de la brandade et faire tous les matins une partie de boules.»
M. Borély, un ancien procureur général, entrait dans la ville, à cheval, guêtré comme un riche toucheur, conduisant fièrement un troupeau de porcs anglais. Et de lui les gens disaient:
– N’est pas porcher celui qui conduit ses porcs lui-même.
Le lendemain de la Noël, nous allions à Saint-Sauveur entendre les Plaintes de saint Étienne, récitées en provençal (comme on le fait encore) par un chanoine du Chapitre et, dans cette cathédrale, on exécutait, le jour des Rois (comme on y exécute encore), avec une admirable pompe, le Noël De matin ai rescountra lou trin.
Au Saint-Esprit, les dames se plaisaient à venir entendre les prônes provençaux de l’abbé Émery, et celles du grand monde, pour ne pas laisser perdre les galantes coutumes, quand venait le carnaval et le temps des soirées, se faisaient dodiner dans des chaises à porteurs, accompagnées de torches qu’on éteignait, en arrivant, à l’éteignoir des vestibules.
Point rare qu’il y eût, au courant de l’hiver, quelque esclandre mondain, tel que l’enlèvement d’une superbe juive avec M. de Castillon, qui avait su dépenser royalement une fortune, lorsqu’il fut Prince d’amour aux jeux de la Fête-Dieu.
A propos de ces jeux, nous eûmes l’occasion, dans notre séjour à Aix, de les voir sortir, je crois, pour une des dernières fois: le Roi de la Basoche, l’Abbé de la Jeunesse, les Tirassons, les Diables, le Guet, la Reine de Saba, les Chevaux-Frus en particulier, avec leur rigaudon que Bizet a cueilli pour l’Arlésienne, de Daudet:
Madame de Limagne
Fait danser les Chevaux-Frus;
Elle leur donne des châtaignes,
Ils disent qu’ils n’en veulent plus;
Et danse, ô gueux! Et danse, ô gueux!
Madame de Limagne
Fait danser les Chevaux-Frus.
Cette résurrection du passé provençal, avec ses vieilles joies naïves (et surannées, hélas!), nous impressionna vivement, comme vous pourriez le voir au chant dixième de Calendal, où elles sont décrites, telles que nous les vîmes.
Or, figurez-vous qu’à Aix, quelques mois seulement après mon arrivée, faisant ma promenade une après-midi sur le Cours, oh! charmante surprise, je vis se profiler, près de la Fontaine-Chaude, le nez de mon ami Anselme Mathieu, de Châteauneuf.
– Ça n’est pas une blague, me fit Mathieu en me voyant, avec son flegme habituel; cette eau, mon cher, est vraiment chaude, et c’est bien le cas de dire: «Celle-là fume.»
– Mais depuis quand à Aix? lui dis-je en lui serrant la main.
– Depuis, fit-il, attends…, depuis avant-hier au soir.
– Et quel bon vent t’amène?
– Ma foi, répondit-il, je me suis dît: Puisque Mistral est allé faire à Aix son droit, il faut y aller aussi et tu feras le tien.»