Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Et je repris pour en finir:

– On nous questionne, bref, sur le nombre, la grosseur et la distance des étoiles, combien de milliers de lieues séparent la terre du soleil.

– Celle-là ne passe pas, cria le Palamard de Noves, qui est-ce qui va là-haut pour mesurer les lieues? Vous ne voyez donc pas que les savants se moquent de nous: qu’ils voudraient nous faire accroire que les pigeonneaux tètent? Une jolie science que de vouloir compter les lieues du soleil à la lune: qu’est-ce que cela peut bien nous faire? Ah! si vous me parliez de connaître la lune pour semer le céleri, ou bien d’ôter les poux des fèves ou de guérir le mal des porcs, je vous dirais: voilà une science, mais tout ce que nous conte ce garçon, c’est des fariboles.

– Tais-toi donc, va, gros bouc, cria toute la bande, ce jeune dégourdi en a plus oublié peut-être que tout ce que tu peux savoir… C’est égal, mes amis, il faut une fameuse tête pour pouvoir y serrer tout ce qu’il nous a dit!

– Pauvre petit, disaient de moi les jeunes filles, regardez comme il est pâlot! On voit bien que la lecture, allez, ça ne fait pas du bien. S’il avait passé son temps à la queue de la charrue, il aurait assurément plus de couleur que ça… Puis, à quoi sert d’en savoir tant?

– Moi, fit alors le Rond, je n’ai été, en fait d’école, qu’à celle de M. Bêta! Je ne sais ni A ni B. Mais je vous certifie que s’il m’avait fallu faire entrer dans le «coco» la cent millième part de ce qu’on leur demande pour passer bachelier, on aurait pu, voyez-vous, prendre la mailloche et les coins et me taper sur la caboche. Inutile! les coins se seraient épointés.

– Eh bien! les camarades, conclut le Remontrant, savez-vous ce qu’il faut faire? Quand nous allons à quelque fête, où l’on fait courir les taureaux, soit qu’il y ait de belles luttes il nous arrive souvent de rester un jour de plus pour voir qui enlèvera le prix ou la cocarde… Nous sommes à Nîmes: voilà un gars de Maillane qui, demain matin, va passer bachelier. Au lieu de partir ce soir, messieurs, couchons à Nîmes et demain nous saurons au moins si notre Maillanais a passé bachelier.

– Ça va! dirent les autres, de toutes les façons la journée est perdue: allons, il faut voir la fin.

Le lendemain matin, le cœur passablement ému, je retournai a l’Hôtel de Ville avec tous les candidats qui devaient se présenter. Mais déjà pas mal d’entre eux n’étaient pas si fiers que la veille. Dans une grande salle devant une grande table chargée d’écritoires, de papiers et de livres, il y avait, assis gravement sur leurs chaises, cinq professeurs, en robes jaunes, cinq fameux professeurs venus exprès de Montpellier avec le chaperon bordé d’hermine sur l’épaule et la toque sur la tête. C’était la Faculté des Lettres, et voyez le hasard: un d’eux était M. Saint-René Taillandier, qui devait quelques ans après devenir le patron, le chaleureux patron de notre langue provençale. Mais à cette époque, nous ne nous connaissions pas et l’illustre professeur ne se doutait certes pas que le petit campagnard qui bredouillait devant lui deviendrait quelque jour un de ses bons amis.

Je jouai de bonheur: je fus reçu, et je m’en allai par la ville, comme porté par les anges. Mais, comme il faisait chaud, je me rappelle que j’avais soif; et, en passant devant les cafés, avec ma houssine en l’air, je pantelais de voir, blanchissante dans les verres, la bonne bière écumeuse. Mais j’étais si craintif et si novice dans la vie, que je n’avais jamais mis les pieds dans un café, et je n’osais pas y entrer!

Que faisais-je pour lors? je parcourais les rues de Nîmes, flambant, resplendissant, si bien que tous me regardaient et que d’aucuns, même, disaient:

– Celui-là est bachelier!

Et quand je rencontrai une borne fontaine, je m’abreuvais à son eau fraîche et le roi de Paris n’était pas mon cousin.

Mais le plus beau, ensuite, fut au Petit Saint-Jean. Nos braves jardiniers m’attendaient impatients, et me voyant venir, rayonnant à fondre les brumes, ils s’écrièrent:

– Il a passé!

Les hommes, les femmes, les filles, tout le monde sortit, et en veux-tu des embrassades et des poignées de main! On eût dit que la manne venait de leur tomber.

Alors, le Remontrant (celui qui parlait du gosier) demanda la parole. Ses yeux étaient humides et il dit:

– Maillanais, allez, nous sommes bien contents! vous leur avez fait voir, à ces petits messieurs, que de la terre, il ne sort pas que des fourmis, il en sort aussi des hommes.

Allons, petites, en avant et un tour de farandole.

Et nous nous prîmes par les mains et, dans la cour du Petit Saint-Jean, un bon moment nous farandolâmes. Puis on s’en fut dîner, nous mangeâmes une brandade, on but et on chanta jusqu’à l’heure du départ.

Il y a de cela cinquante-huit ans passés. Toutes les fois que je vais à Nîmes et que je vois de loin l’enseigne du Petit Saint-Jean, ce moment de ma jeunesse reparaît à mes yeux dans toute sa clarté – et je pense avec plaisir à ces braves gens qui, pour la première fois, me firent connaître la bonhomie du peuple et la popularité.

Enfin me voilà libre dans mon Mas paternel et dans ma belle plaine de froment et de fruits, à la vue pacifique de mes Alpiles bleues, avec leur Caume au loin, leurs Calancs, leurs Baux, leurs Mourres, si connus, si familiers, le Rocher-Troué, le Monceau-de-Blé, le Mamelon-Bâti, la Grosse-Femme! me voilà libre de revoir, quand venait le dimanche, ces compagnons de mon jeune âge si regrettés, si enviés, quand j’étais dans la geôle. Avec quel plaisir, quels enthousiasmes, en nous promenant farauds, sur le cours, après vêpres, nous nous contions ce qui nous était arrivé, depuis qu’on ne s’était vu: Raphel à la course des hommes avait remporté le prix; Noël avait enlevé la cocarde à un taureau; Gion, à la charrette qu’on fait courir à la Saint-Eloi avait mis la plus belle des mules de Maillane; Tanin s’était loué pour le mois de semailles au grand Mas Merlata et Paulet avait riboté, pendant trois jours et trois nuits, à la foire de Beaucaire.

Et tous avaient ensuite (pour le moins) une amie, ou, pour mieux dire, une promise, avec laquelle ils coquetaient depuis leur première communion. Quelques-uns même avaient l’entrée, c’est-à-dire, le droit d’aller, le dimanche au soir faire un brin de veillée à la maison de leur belle.

Moi qu’avaient dépaysé mes sept années d’école, j’étais hélas! le seul à garder les manteaux, et, quand nous rencontrions les volées de fillettes qui, se tenant par le bras, nous barraient la rue, je remarquai qu’avec moi elles n’étaient pas à l’aise comme avec les camarades. Elles et eux, se comprenant sur la moindre des choses, faisaient leurs gognettes de rien; mais moi j’étais pour elles devenu un «monsieur» et si à l’une d’elles j’avais conté fleurette, elle n’eût à coup sûr pas voulu croire à mes paroles.

De plus, ces gars, élevés dans un cercle d’idées toutes primaires, avaient des admirations toujours renouvelées pour des choses qui moi ne disaient que peu ou rien: par exemple, une emblavure qui avait décuplé ou rendu douze pour un, un haquet dont les roues battaient ferme sur l’essieu, un mulet qui tirait fort, une charrette bien chargée, ou un fumier bien empilé.

27
{"b":"100338","o":1}