– Maintenant, qui allons-nous manger?
Il est inutile d’expliquer le sens de ce mot affreusement transparent qui signifie tout à la fois tuer, assassiner et dévaliser. Manger, sens vrai: dévorer.
– Rencognons-nous bien, dit Brujon. Finissons en trois mots, et nous nous séparerons tout de suite. Il y avait une affaire qui avait l’air bonne rue Plumet, une rue déserte, une maison isolée, une vieille grille pourrie sur un jardin, des femmes seules.
– Eh bien! pourquoi pas? demanda Thénardier.
– Ta fée [93], Éponine, a été voir la chose, répondit Babet.
– Et elle a apporté un biscuit à Magnon, ajouta Gueulemer. Rien à maquiller là [94].
– La fée n’est pas loffe [95], fit Thénardier. Pourtant il faudra voir.
– Oui, oui, dit Brujon, il faudra voir.
Cependant aucun de ces hommes n’avait plus l’air de voir Gavroche qui, pendant ce colloque, s’était assis sur une des bornes de la palissade; il attendit quelques instants, peut-être que son père se tournât vers lui, puis il remit ses souliers, et dit:
– C’est fini? Vous n’avez plus besoin de moi, les hommes? vous voilà tirés d’affaire. Je m’en vas. Il faut que j’aille lever mes mômes.
Et il s’en alla.
Les cinq hommes sortirent l’un après l’autre de la palissade.
Quand Gavroche eut disparu au tournant de la rue des Ballets, Babet prit Thénardier à part:
– As-tu regardé ce mion? lui demanda-t-il.
– Quel mion?
– Le mion qui a grimpé au mur et t’a porté la corde.
– Pas trop.
– Eh bien, je ne sais pas, mais il me semble que c’est ton fils.
– Bah! dit Thénardier, crois-tu?
Et il s’en alla.
Livre septième – L’argot
Chapitre I Origine [96]
Pigritia est un mot terrible.
Il engendre un monde, la pègre, lisez: le vol, et un enfer, la pégrenne, lisez: la faim.
Ainsi la paresse est mère.
Elle a un fils, le vol, et une fille, la faim.
Où sommes-nous en ce moment? Dans l’argot.
Qu’est-ce que l’argot? C’est tout à la fois la nation et l’idiome; c’est le vol sous ses deux espèces, peuple et langue.
Lorsqu’il y a trente-quatre ans, le narrateur de cette grave et sombre histoire introduisait au milieu d’un ouvrage écrit dans le même but que celui-ci [98] un voleur parlant argot, il y eut ébahissement et clameur. – Quoi! comment! l’argot? Mais l’argot est affreux! mais c’est la langue des chiourmes, des bagnes, des prisons, de tout ce que la société a de plus abominable! etc., etc., etc.
Nous n’avons jamais compris ce genre d’objections.
Depuis, deux puissants romanciers, dont l’un est un profond observateur du cœur humain, l’autre un intrépide ami du peuple, Balzac et Eugène Sue, ayant fait parler des bandits dans leur langue naturelle comme l’avait fait en 1828 l’auteur du Dernier jour d’un condamné, les mêmes réclamations se sont élevées. On a répété: – Que nous veulent les écrivains avec ce révoltant patois? l’argot est odieux! l’argot fait frémir!
Qui le nie? Sans doute.
Lorsqu’il s’agit de sonder une plaie, un gouffre ou une société, depuis quand est-ce un tort de descendre trop avant, d’aller au fond? Nous avions toujours pensé que c’était quelquefois un acte de courage, et tout au moins une action simple et utile, digne de l’attention sympathique que mérite le devoir accepté et accompli. Ne pas tout explorer, ne pas tout étudier, s’arrêter en chemin, pourquoi? S’arrêter est le fait de la sonde et non du sondeur.
Certes, aller chercher dans les bas-fonds de l’ordre social, là où la terre finit et où la boue commence, fouiller dans ces vagues épaisses, poursuivre, saisir et jeter tout palpitant sur le pavé cet idiome abject qui ruisselle de fange ainsi tiré au jour, ce vocabulaire pustuleux dont chaque mot semble un anneau immonde d’un monstre de la vase et des ténèbres, ce n’est ni une tâche attrayante, ni une tâche aisée. Rien n’est plus lugubre que de contempler ainsi à nu, à la lumière de la pensée, le fourmillement effroyable de l’argot. Il semble en effet que ce soit une sorte d’horrible bête faite pour la nuit qu’on vient d’arracher de son cloaque. On croit voir une affreuse broussaille vivante et hérissée qui tressaille, se meut, s’agite, redemande l’ombre, menace et regarde. Tel mot ressemble à une griffe, tel autre à un œil éteint et sanglant; telle phrase semble remuer comme une pince de crabe. Tout cela vit de cette vitalité hideuse des choses qui se sont organisées dans la désorganisation.
Maintenant, depuis quand l’horreur exclut-elle l’étude? depuis quand la maladie chasse-t-elle le médecin? Se figure-t-on un naturaliste qui refuserait d’étudier la vipère, la chauve-souris, le scorpion, la scolopendre, la tarentule, et qui les rejetterait dans leurs ténèbres en disant: Oh! que c’est laid! Le penseur qui se détournerait de l’argot ressemblerait à un chirurgien qui se détournerait d’un ulcère ou d’une verrue. Ce serait un philologue hésitant à examiner un fait de la langue, un philosophe hésitant à scruter un fait de l’humanité. Car, il faut bien le dire à ceux qui l’ignorent, l’argot est tout ensemble un phénomène littéraire et un résultat social. Qu’est-ce que l’argot proprement dit? L’argot est la langue de la misère.
Ici on peut nous arrêter; on peut généraliser le fait, ce qui est quelquefois une manière de l’atténuer, on peut nous dire que tous les métiers, toutes les professions, on pourrait presque ajouter tous les accidents de la hiérarchie sociale et toutes les formes de l’intelligence, ont leur argot. Le marchand qui dit: Montpellier disponible ; Marseille belle qualité, l’agent de change qui dit: report, prime, fin courant, le joueur qui dit: tiers et tout, refait de pique, l’huissier des îles normandes qui dit: l’affieffeur s’arrêtant à son fonds ne peut clâmer les fruits de ce fonds pendant la saisie héréditale des immeubles du renonciateur, le vaudevilliste qui dit: on a égayé l’ours [99], le comédien qui dit: j’ai fait four, le philosophe qui dit: triplicité phénoménale, le chasseur qui dit: voileci allais, voileci fuyant, le phrénologue qui dit: amativité, combativité, sécrétivité, le fantassin qui dit: ma clarinette, le cavalier qui dit: mon poulet d’Inde, le maître d’armes qui dit: tierce, quarte, rompez, l’imprimeur qui dit: parlons batio, tous, imprimeur, maître d’armes, cavalier, fantassin, phrénologue, chasseur, philosophe, comédien, vaudevilliste, huissier, joueur, agent de change, marchand, parlent argot. Le peintre qui dit: mon rapin, le notaire qui dit: mon saute-ruisseau, le perruquier qui dit: mon commis, le savetier qui dit: mon gniaf, parlent argot. À la rigueur, et si on le veut absolument, toutes ces façons diverses de dire la droite et la gauche, le matelot bâbord et tribord, le machiniste, côté cour et côté jardin, le bedeau, côté de l’épître et côté de l’évangile, sont de l’argot. Il y a l’argot des mijaurées comme il y a eu l’argot des précieuses. L’hôtel de Rambouillet confinait quelque peu à la Cour des Miracles. Il y a l’argot des duchesses, témoin cette phrase écrite dans un billet doux par une très grande dame et très jolie femme de la Restauration: «Vous trouverez dans ces potains-là une foultitude de raisons pour que je me libertise [100].» Les chiffres diplomatiques sont de l’argot; la chancellerie pontificale, en disant 26 pour Rome, grkztntgzyal pour envoi et abfxustgrnogrkzu tu XI pour duc de Modène, parle argot. Les médecins du moyen âge qui, pour dire carotte, radis et navet, disaient: opoponach, perfroschinum, reptitalmus, dracatholicum angelorum, postmegorum, parlaient argot. Le fabricant de sucre qui dit: vergeoise, tête, claircé, tape, lumps, mélis, bâtarde, commun, brûlé, plaque, cet honnête manufacturier parle argot. Une certaine école de critique d’il y a vingt ans qui disait: – La moitié de Shakespeare est jeux de mots et calembours, – parlait argot. Le poète et l’artiste qui, avec un sens profond, qualifieront M. de Montmorency «un bourgeois», s’il ne se connaît pas en vers et en statues, parlent argot. L’académicien classique qui appelle les fleurs Flore, les fruits Pomone, la mer Neptune, l’amour les feux, la beauté les appas, un cheval un coursier, la cocarde blanche ou tricolore la rose de Bellone, le chapeau à trois cornes le triangle de Mars, l’académicien classique parle argot. L’algèbre, la médecine, la botanique, ont leur argot. La langue qu’on emploie à bord, cette admirable langue de la mer, si complète et si pittoresque, qu’ont parlée Jean Bart, Duquesne, Suffren et Duperré, qui se mêle au sifflement des agrès, au bruit des porte-voix, au choc des haches d’abordage, au roulis, au vent, à la rafale, au canon, est tout un argot héroïque et éclatant qui est au farouche argot de la pègre ce que le lion est au chacal.