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«C’est bien. Mais tout cela vaut-il le sang versé? Et au sang versé ajoutez l’avenir assombri, le progrès compromis, l’inquiétude parmi les meilleurs, les libéraux honnêtes désespérant, l’absolutisme étranger heureux de ces blessures faites à la révolution par elle-même, les vaincus de 1830 triomphant, et disant: Nous l’avions bien dit! Ajoutez Paris grandi peut-être, mais à coup sûr la France diminuée. Ajoutez, car il faut tout dire, les massacres qui déshonoraient trop souvent la victoire de l’ordre devenu féroce sur la liberté devenue folle. Somme toute, les émeutes ont été funestes.»

Ainsi parle cet à peu près de sagesse dont la bourgeoisie [137], cet à peu près de peuple, se contente si volontiers.

Quant à nous, nous rejetons ce mot trop large et par conséquent trop commode: les émeutes. Entre un mouvement populaire et un mouvement populaire, nous distinguons. Nous ne nous demandons pas si une émeute coûte autant qu’une bataille. D’abord pourquoi une bataille? Ici la question de la guerre surgit. La guerre est-elle moins fléau que l’émeute n’est calamité? Et puis, toutes les émeutes sont-elles calamités? Et quand le 14 juillet coûterait cent vingt millions? L’établissement de Philippe V en Espagne a coûté à la France deux milliards. Même à prix égal, nous préférerions le 14 juillet. D’ailleurs nous repoussons ces chiffres, qui semblent des raisons et qui ne sont que des mots. Une émeute étant donnée, nous l’examinons en elle-même. Dans tout ce que dit l’objection doctrinaire exposée plus haut, il n’est question que de l’effet, nous cherchons la cause.

Nous précisons.

Chapitre II Le fond de la question

Il y a l’émeute, et il y a l’insurrection; ce sont deux colères; l’une a tort, l’autre a droit. Dans les états démocratiques, les seuls fondés en justice, il arrive quelquefois que la fraction usurpe; alors le tout se lève, et la nécessaire revendication de son droit peut aller jusqu’à la prise d’armes. Dans toutes les questions qui ressortissent à la souveraineté collective, la guerre du tout contre la fraction est insurrection, l’attaque de la fraction contre le tout est émeute; selon que les Tuileries contiennent le roi ou contiennent la Convention, elles sont justement ou injustement attaquées. Le même canon braqué contre la foule a tort le 10 août et raison le 14 vendémiaire [138]. Apparence semblable, fond différent; les Suisses défendent le faux, Bonaparte défend le vrai. Ce que le suffrage universel a fait dans sa liberté et dans sa souveraineté, ne peut être défait par la rue. De même dans les choses de pure civilisation; l’instinct des masses, hier clairvoyant, peut demain être trouble. La même furie est légitime contre Terray et absurde contre Turgot [139]. Les bris de machines, les pillages d’entrepôts, les ruptures de rails, les démolitions de docks, les fausses routes des multitudes, les dénis de justice du peuple au progrès, Ramus [140] assassiné par les écoliers, Rousseau chassé de Suisse à coups de pierre [141], c’est l’émeute. Israël contre Moïse, Athènes contre Phocion, Rome contre Scipion, c’est l’émeute; Paris contre la Bastille, c’est l’insurrection. Les soldats contre Alexandre, les matelots contre Christophe Colomb, c’est la même révolte; révolte impie; pourquoi? C’est qu’Alexandre fait pour l’Asie avec l’épée ce que Christophe Colomb fait pour l’Amérique avec la boussole; Alexandre, comme Colomb, trouve un monde. Ces dons d’un monde à la civilisation sont de tels accroissements de lumière que toute résistance, là, est coupable. Quelquefois le peuple se fausse fidélité à lui-même. La foule est traître au peuple. Est-il, par exemple, rien de plus étrange que cette longue et sanglante protestation des faux saulniers, légitime révolte chronique, qui, au moment décisif, au jour du salut, à l’heure de la victoire populaire, épouse le trône, tourne chouannerie, et d’insurrection contre se fait émeute pour! Sombres chefs-d’œuvre de l’ignorance! Le faux saulnier échappe aux potences royales, et, un reste de corde au cou, arbore la cocarde blanche [142]. Mort aux gabelles accouche de Vive le roi. Tueurs de la Saint-Barthélemy, égorgeurs de Septembre, massacreurs d’Avignon, assassins de Coligny, assassins de madame de Lamballe, assassins de Brune, miquelets, verdets, cadenettes, compagnons de Jéhu [143], chevaliers du brassard, voilà l’émeute. La Vendée est une grande émeute catholique. Le bruit du droit en mouvement se reconnaît, il ne sort pas toujours du tremblement des masses bouleversées; il y a des rages folles, il y a des cloches fêlées; tous les tocsins ne sonnent pas le son du bronze. Le branle des passions et des ignorances est autre que la secousse du progrès. Levez-vous, soit, mais pour grandir. Montrez-moi de quel côté vous allez. Il n’y a d’insurrection qu’en avant. Toute autre levée est mauvaise. Tout pas violent en arrière est émeute; reculer est une voie de fait contre le genre humain. L’insurrection est l’accès de fureur de la vérité; les pavés que l’insurrection remue jettent l’étincelle du droit. Ces pavés ne laissent à l’émeute que leur boue. Danton contre Louis XVI, c’est l’insurrection; Hébert contre Danton, c’est l’émeute.

De là vient que, si l’insurrection, dans des cas donnés, peut être, comme a dit Lafayette [144], le plus saint des devoirs, l’émeute peut être le plus fatal des attentats.

Il y a aussi quelque différence dans l’intensité de calorique; l’insurrection est souvent volcan, l’émeute est souvent feu de paille.

La révolte, nous l’avons dit, est quelquefois dans le pouvoir. Polignac est un émeutier; Camille Desmoulins est un gouvernant.

Parfois, insurrection, c’est résurrection.

La solution de tout par le suffrage universel étant un fait absolument moderne, et toute l’histoire antérieure à ce fait étant, depuis quatre mille ans, remplie du droit violé et de la souffrance des peuples, chaque époque de l’histoire apporte avec elle la protestation qui lui est possible. Sous les Césars, il n’y avait pas d’insurrection, mais il y avait Juvénal.

Le facit indignatio remplace les Gracques.

Sous les Césars il y a l’exilé de Syène; il y a aussi l’homme des Annales.

Nous ne parlons pas de l’immense exilé de Pathmos [145] qui, lui aussi, accable le monde réel d’une protestation au nom du monde idéal, fait de la vision une satire énorme, et jette sur Rome-Ninive, sur Rome-Babylone, sur Rome-Sodome, la flamboyante réverbération de l’Apocalypse.

Jean sur son rocher, c’est le sphinx sur son piédestal; on peut ne pas le comprendre; c’est un juif, et c’est de l’hébreu; mais l’homme qui écrit les Annales est un latin; disons mieux, c’est un romain.

Comme les Nérons règnent à la manière noire, ils doivent être peints de même. Le travail au burin tout seul serait pâle; il faut verser dans l’entaille une prose concentrée qui morde.

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[137] Les guillemets, ici ajoutés en 1860-1862, mettent à distance ce que Hugo pensait en 1847-1848, quand il se contentait encore de cet «à peu près de sagesse».

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[138] 10 août 1792: prise des Tuileries défendues par les gardes suisses; l'abolition de la royauté et la mort de Louis XVI s'en suivront. C'est le 13, et non le 14 vendémiaire an IV (5 octobre 1795) que Bonaparte arrêta les insurgés royalistes qui marchaient sur la Convention.

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[139] Turgot, ministre des Lumières, remplaça aux Finances, en 1774, Terray, conservateur attaché au maintien des privilèges.

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[140] Ramus (1515-1572) humaniste protestant, fut assassiné dans son école lors du massacre de la Saint-Barthélémy. C'est, comme Jean Huss, une des figures du Panthéon hugolien.

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[141] Lapidation de Môtiers (1765) d'où Rousseau, restant en Suisse cependant, gagna l'île Saint-Pierre.

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[142] Tels, plus tard, les parents de la Flécharde, dans Quatrevingt-treize.

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[143] Miquelets: maquisards espagnols. Verdets: royalistes arborant la cocarde verte, responsables de la Terreur blanche dans le Midi après le 9 thermidor et au début de la seconde Restauration. Cadenettes: tresses de cheveux à la mode chez les muscadins de la réaction thermidorienne (1794). Les compagnons de Jéhu, héroïques dans le roman de Dumas (1861), furent les militants de la contre-révolution dans le Midi de la France à partir de 1794. Chevaliers du brassard: Hugo désigne ainsi ironiquement les partisans du duc d'AngouIême, dont les gardes, en 1814, portaient un brassard vert.

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[144] Ce n'est pas Lafayette mais la Constitution de 1793 qui dit: «Quand le pouvoir viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple […] le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.»

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[145] Juvénal (Satires, I, 79) dit: «Si natura negat, facit indignatio versum»: «En l'absence de talent, l'indignation fait le vers.» Juvénal aurait été exilé à Syène, en Egypte. L'homme des Annales est Tacite. «L'immense exilé» est saint Jean qui composa à Pathmos l'Apocalypse.

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