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Que Cosette continuât de l’aimer! que Dieu n’empêchât pas le cœur de cette enfant de venir à lui, et de rester à lui! Aimé de Cosette, il se trouvait guéri, reposé, apaisé, comblé, récompensé, couronné. Aimé de Cosette, il était bien! il n’en demandait pas davantage. On lui eût dit: Veux-tu être mieux? il eût répondu: Non. Dieu lui eût dit: Veux-tu le ciel? il eût répondu: J’y perdrais.

Tout ce qui pouvait effleurer cette situation, ne fût-ce qu’à la surface, le faisait frémir comme le commencement d’autre chose. Il n’avait jamais trop su ce que c’était que la beauté d’une femme; mais, par instinct, il comprenait que c’était terrible.

Cette beauté qui s’épanouissait de plus en plus triomphante et superbe à côté de lui, sous ses yeux, sur le front ingénu et redoutable de l’enfant, du fond de sa laideur, de sa vieillesse, de sa misère, de sa réprobation, de son accablement, il la regardait effaré.

Il se disait: Comme elle est belle! Qu’est-ce que je vais devenir, moi?

Là du reste était la différence entre sa tendresse et la tendresse d’une mère. Ce qu’il voyait avec angoisse, une mère l’eût vu avec joie.

Les premiers symptômes ne tardèrent pas à se manifester.

Dès le lendemain du jour où elle s’était dit: Décidément, je suis belle! Cosette fit attention à sa toilette. Elle se rappela le mot du passant: – Jolie, mais mal mise, – souffle d’oracle qui avait passé à côté d’elle et s’était évanoui après avoir déposé dans son cœur un des deux germes qui doivent plus tard emplir toute la vie de la femme, la coquetterie. L’amour est l’autre.

Avec la foi en sa beauté, toute l’âme féminine s’épanouit en elle. Elle eut horreur du mérinos et honte de la peluche. Son père ne lui avait jamais rien refusé. Elle sut tout de suite toute la science du chapeau, de la robe, du mantelet, du brodequin, de la manchette, de l’étoffe qui va, de la couleur qui sied, cette science qui fait de la femme parisienne quelque chose de si charmant, de si profond et de si dangereux. Le mot femme capiteuse a été inventé pour la Parisienne.

En moins d’un mois la petite Cosette fut dans cette thébaïde de la rue de Babylone une des femmes, non seulement les plus jolies, ce qui est quelque chose, mais «les mieux mises» de Paris, ce qui est bien davantage. Elle eût voulu rencontrer «son passant» pour voir ce qu’il dirait, et «pour lui apprendre!» Le fait est qu’elle était ravissante de tout point, et qu’elle distinguait à merveille un chapeau de Gérard d’un chapeau d’Herbaut [46].

Jean Valjean considérait ces ravages avec anxiété. Lui qui sentait qu’il ne pourrait jamais que ramper, marcher tout au plus, il voyait des ailes venir à Cosette.

Du reste, rien qu’à la simple inspection de la toilette de Cosette, une femme eût reconnu qu’elle n’avait pas de mère. Certaines petites bienséances, certaines conventions spéciales, n’étaient point observées par Cosette. Une mère, par exemple, lui eût dit qu’une jeune fille ne s’habille point en damas.

Le premier jour que Cosette sortit avec sa robe et son camail de damas noir et son chapeau de crêpe blanc, elle vint prendre le bras de Jean Valjean, gaie, radieuse, rose, fière, éclatante. – Père, dit-elle, comment me trouvez-vous ainsi? Jean Valjean répondit d’une voix qui ressemblait à la voix amère d’un envieux: – Charmante! – Il fut dans la promenade comme à l’ordinaire. En rentrant il demanda à Cosette:

– Est-ce que tu ne remettras plus ta robe et ton chapeau, tu sais?

Ceci se passait dans la chambre de Cosette. Cosette se tourna vers le porte-manteau de la garde-robe où sa défroque de pensionnaire était accrochée.

– Ce déguisement! dit-elle. Père, que voulez-vous que j’en fasse? Oh! par exemple, non, je ne remettrai jamais ces horreurs. Avec ce machin-là sur la tête, j’ai l’air de madame Chien-fou.

Jean Valjean soupira profondément.

À partir de ce moment, il remarqua que Cosette, qui autrefois demandait toujours à rester, disant: Père, je m’amuse mieux ici avec vous, – demandait maintenant toujours à sortir. En effet, à quoi bon avoir une jolie figure et une délicieuse toilette, si on ne les montre pas?

Il remarqua aussi que Cosette n’avait plus le même goût pour l’arrière-cour. À présent, elle se tenait plus volontiers au jardin, se promenant sans déplaisir devant la grille. Jean Valjean, farouche, ne mettait pas les pieds dans le jardin. Il restait dans son arrière-cour, comme le chien.

Cosette, à se savoir belle, perdit la grâce de l’ignorer; grâce exquise, car la beauté rehaussée de naïveté est ineffable, et rien n’est adorable comme une innocente éblouissante qui marche tenant en main, sans le savoir, la clef d’un paradis. Mais ce qu’elle perdit en grâce ingénue, elle le regagna en charme pensif et sérieux. Toute sa personne, pénétrée des joies de la jeunesse, de l’innocence et de la beauté, respirait une mélancolie splendide.

Ce fut à cette époque que Marius, après six mois écoulés, la revit au Luxembourg.

Chapitre VI La bataille commence

Cosette était dans son ombre, comme Marius dans la sienne, toute disposée pour l’embrasement. La destinée, avec sa patience mystérieuse et fatale, approchait lentement l’un de l’autre ces deux êtres tout chargés et tout languissants des orageuses électricités de la passion, ces deux âmes qui portaient l’amour comme deux nuages portent la foudre, et qui devaient s’aborder et se mêler dans un regard comme les nuages dans un éclair.

On a tant abusé du regard dans les romans d’amour qu’on a fini par le déconsidérer. C’est à peine si l’on ose dire maintenant que deux êtres se sont aimés parce qu’ils se sont regardés. C’est pourtant comme cela qu’on s’aime et uniquement comme cela. Le reste n’est que le reste, et vient après. Rien n’est plus réel que ces grandes secousses que deux âmes se donnent en échangeant cette étincelle.

À cette certaine heure où Cosette eut sans le savoir ce regard qui troubla Marius, Marius ne se douta pas que lui aussi eut un regard qui troubla Cosette.

Il lui fit le même mal et le même bien.

Depuis longtemps déjà elle le voyait et elle l’examinait comme les filles examinent et voient, en regardant ailleurs. Marius trouvait encore Cosette laide que déjà Cosette trouvait Marius beau. Mais comme il ne prenait point garde à elle, ce jeune homme lui était bien égal.

Cependant elle ne pouvait s’empêcher de se dire qu’il avait de beaux cheveux, de beaux yeux, de belles dents, un charmant son de voix quand elle l’entendait causer avec ses camarades, qu’il marchait en se tenant mal, si l’on veut, mais avec une grâce à lui, qu’il ne paraissait pas bête du tout, que toute sa personne était noble, douce, simple et fière, et qu’enfin il avait l’air pauvre, mais qu’il avait bon air.

Le jour où leurs yeux se rencontrèrent et se dirent enfin brusquement ces premières choses obscures et ineffables que le regard balbutie, Cosette ne comprit pas d’abord. Elle rentra pensive à la maison de la rue de l’Ouest où Jean Valjean, selon son habitude, était venu passer six semaines. Le lendemain, en s’éveillant, elle songea à ce jeune homme inconnu, si longtemps indifférent et glacé, qui semblait maintenant faire attention à elle, et il ne lui sembla pas le moins du monde que cette attention lui fût agréable. Elle avait plutôt un peu de colère contre ce beau dédaigneux. Un fond de guerre remua en elle. Il lui sembla, et elle en éprouvait une joie encore tout enfantine, qu’elle allait enfin se venger.

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[46] Marchands de nouveautés à la mode.

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