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Pour comprendre ce qui va suivre, il faut se souvenir qu’à cette époque le corps de garde de la Bastille était situé à l’autre extrémité de la place, et que ce qui se passait près de l’éléphant ne pouvait être ni aperçu, ni entendu par la sentinelle.

Vers la fin de cette heure qui précède immédiatement le point du jour, un homme déboucha de la rue Saint-Antoine en courant, traversa la place, tourna le grand enclos de la colonne de Juillet, et se glissa entre les palissades jusque sous le ventre de l’éléphant. Si une lumière quelconque eût éclairé cet homme, à la manière profonde dont il était mouillé, on eût deviné qu’il avait passé la nuit sous la pluie. Arrivé sous l’éléphant, il fit entendre un cri bizarre qui n’appartient à aucune langue humaine et qu’une perruche seule pourrait reproduire. Il répéta deux fois ce cri dont l’orthographe que voici donne à peine quelque idée:

– Kirikikiou!

Au second cri, une voix claire, gaie et jeune, répondit du ventre de l’éléphant:

– Oui.

Presque immédiatement, la planche qui fermait le trou se dérangea et donna passage à un enfant qui descendit le long du pied de l’éléphant et vint lestement tomber près de l’homme. C’était Gavroche. L’homme était Montparnasse.

Quant à ce cri, kirikikiou, c’était là sans doute ce que l’enfant voulait dire par: Tu demanderas monsieur Gavroche.

En l’entendant, il s’était réveillé en sursaut, avait rampé hors de son «alcôve», en écartant un peu le grillage qu’il avait ensuite refermé soigneusement, puis il avait ouvert la trappe et était descendu.

L’homme et l’enfant se reconnurent silencieusement dans la nuit; Montparnasse se borna à dire:

– Nous avons besoin de toi. Viens nous donner un coup de main.

Le gamin ne demanda pas d’autre éclaircissement.

– Me v’là, dit-il.

Et tous deux se dirigèrent vers la rue Saint-Antoine, d’où sortait Montparnasse, serpentant rapidement à travers la longue file des charrettes de maraîchers qui descendent à cette heure-là vers la halle.

Les maraîchers accroupis dans leurs voitures parmi les salades et les légumes, à demi assoupis, enfouis jusqu’aux yeux dans leurs roulières à cause de la pluie battante, ne regardaient même pas ces étranges passants.

Chapitre III Les péripéties de l’évasion

Voici ce qui avait eu lieu cette même nuit à la Force:

Une évasion avait été concertée entre Babet, Brujon, Gueulemer et Thénardier, quoique Thénardier fût au secret. Babet avait fait l’affaire pour son compte, le jour même, comme on a vu d’après le récit de Montparnasse à Gavroche. Montparnasse devait les aider du dehors.

Brujon, ayant passé un mois dans une chambre de punition, avait eu le temps, premièrement, d’y tresser une corde, deuxièmement, d’y mûrir un plan. Autrefois ces lieux sévères où la discipline de la prison livre le condamné à lui-même, se composaient de quatre murs de pierre, d’un plafond de pierre, d’un pavé de dalles, d’un lit de camp, d’une lucarne grillée, d’une porte doublée de fer, et s’appelaient cachots ; mais le cachot a été jugé trop horrible; maintenant cela se compose d’une porte de fer, d’une lucarne grillée, d’un lit de camp, d’un pavé de dalles, d’un plafond de pierre, de quatre murs de pierre, et cela s’appelle chambre de punition. Il y fait un peu jour vers midi. L’inconvénient de ces chambres qui, comme on voit, ne sont pas des cachots, c’est de laisser songer des êtres qu’il faudrait faire travailler.

Brujon donc avait songé, et il était sorti de la chambre de punition avec une corde. Comme on le réputait fort dangereux dans la cour Charlemagne, on le mit dans le Bâtiment-Neuf. La première chose qu’il trouva dans le Bâtiment-Neuf, ce fut Gueulemer, la seconde, ce fut un clou; Gueulemer, c’est-à-dire le crime, un clou, c’est-à-dire la liberté.

Brujon, dont il est temps de se faire une idée complète, était, avec une apparence de complexion délicate et une langueur profondément préméditée, un gaillard poli, intelligent et voleur qui avait le regard caressant et le sourire atroce. Son regard résultait de sa volonté et son sourire résultait de sa nature. Ses premières études dans son art s’étaient dirigées vers les toits; il avait fait faire de grands progrès à l’industrie des arracheurs de plomb qui dépouillent les toitures et dépiautent les gouttières par le procédé dit au gras-double.

Ce qui achevait de rendre l’instant favorable pour une tentative d’évasion, c’est que les couvreurs remaniaient et rejointoyaient, en ce moment-là même, une partie des ardoises de la prison. La cour Saint-Bernard n’était plus absolument isolée de la cour Charlemagne et de la cour Saint-Louis. Il y avait par là-haut des échafaudages et des échelles; en d’autres termes, des ponts et des escaliers du côté de la délivrance.

Le Bâtiment-Neuf, qui était tout ce qu’on pouvait voir au monde de plus lézardé et de plus décrépit, était le point faible de la prison. Les murs en étaient à ce point rongés par le salpêtre qu’on avait été obligé de revêtir d’un parement de bois les voûtes des dortoirs, parce qu’il s’en détachait des pierres qui tombaient sur les prisonniers dans leurs lits. Malgré cette vétusté, on faisait la faute d’enfermer dans le Bâtiment-Neuf les accusés les plus inquiétants, d’y mettre «les fortes causes», comme on dit en langage de prison.

Le Bâtiment-Neuf contenait quatre dortoirs superposés et un comble qu’on appelait le Bel-Air. Un large tuyau de cheminée, probablement de quelque ancienne cuisine des ducs de La Force, partait du rez-de-chaussée, traversait les quatre étages, coupait en deux tous les dortoirs où il figurait une façon de pilier aplati, et allait trouer le toit.

Gueulemer et Brujon étaient dans le même dortoir. On les avait mis par précaution dans l’étage d’en bas. Le hasard faisait que la tête de leurs lits s’appuyait au tuyau de la cheminée.

Thénardier se trouvait précisément au-dessus de leur tête dans ce comble qualifié le Bel-Air.

Le passant qui s’arrête rue Culture-Sainte-Catherine, après la caserne des pompiers, devant la porte cochère de la maison des Bains, voit une cour pleine de fleurs et d’arbustes en caisses, au fond de laquelle se développe, avec deux ailes, une petite rotonde blanche égayée par des contrevents verts, le rêve bucolique de Jean-Jacques. Il n’y a pas plus de dix ans, au-dessus de cette rotonde s’élevait un mur noir, énorme, affreux, nu, auquel elle était adossée. C’était le mur du chemin de ronde de la Force.

Ce mur derrière cette rotonde, c’était Milton entrevu derrière Berquin.

Si haut qu’il fût, ce mur était dépassé par un toit plus noir encore qu’on apercevait au delà. C’était le toit du Bâtiment-Neuf. On y remarquait quatre lucarnes-mansardes armées de barreaux, c’étaient les fenêtres du Bel-Air. Une cheminée perçait ce toit; c’était la cheminée qui traversait les dortoirs.

Le Bel-Air, ce comble du Bâtiment-Neuf, était une espèce de grande halle mansardée, fermée de triples grilles et de portes doublées de tôle que constellaient des clous démesurés. Quand on y entrait par l’extrémité nord, on avait à sa gauche les quatre lucarnes, et à sa droite, faisant face aux lucarnes, quatre cages carrées assez vastes, espacées, séparées par des couloirs étroits, construites jusqu’à hauteur d’appui en maçonnerie et le reste jusqu’au toit en barreaux de fer.

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