– Femme antique et consacrée par l’usage, approche que je te contemple!
Et Joly s’écriait:
– Batelote et Gibelotte, de doddez plus à boire à Grantaire. Il bange des argents fous. Il a déjà dévoré depuis ce batin en prodigalités éperdues deux francs quatre-vingt-quinze centibes.
Et Grantaire reprenait:
– Qui donc a décroché les étoiles sans ma permission pour les mettre sur la table en guise de chandelles?
Bossuet, fort ivre, avait conservé son calme.
Il s’était assis sur l’appui de la fenêtre ouverte, mouillant son dos à la pluie qui tombait, et il contemplait ses deux amis.
Tout à coup il entendit derrière lui un tumulte, des pas précipités, des cris aux armes! Il se retourna, et aperçut, rue Saint-Denis, au bout de la rue de la Chanvrerie, Enjolras qui passait, la carabine à la main, et Gavroche avec son pistolet, Feuilly avec son sabre, Courfeyrac avec son épée, Jean Prouvaire avec son mousqueton, Combeferre avec son fusil, Bahorel avec son fusil, et tout le rassemblement armé et orageux qui les suivait.
La rue de la Chanvrerie n’était guère longue que d’une portée de carabine. Bossuet improvisa avec ses deux mains un porte-voix autour de sa bouche, et cria:
– Courfeyrac! Courfeyrac! hohée!
Courfeyrac entendit l’appel, aperçut Bossuet, et fit quelques pas dans la rue de la Chanvrerie, en criant un: que veux-tu? qui se croisa avec un: où vas-tu?
– Faire une barricade, répondit Courfeyrac.
– Eh bien, ici! la place est bonne! fais-la ici!
– C’est vrai, Aigle, dit Courfeyrac.
Et sur un signe de Courfeyrac, l’attroupement se précipita rue de la Chanvrerie.
Chapitre III La nuit commence à se faire sur Grantaire
La place était en fait admirablement indiquée, l’entrée de la rue évasée, le fond rétréci et en cul-de-sac, Corinthe y faisant un étranglement, la rue Mondétour facile à barrer à droite et à gauche, aucune attaque possible que par la rue Saint-Denis, c’est-à-dire de front et à découvert. Bossuet gris avait eu le coup d’œil d’Annibal à jeun.
À l’irruption du rassemblement, l’épouvante avait pris toute la rue. Pas un passant qui ne se fût éclipsé. Le temps d’un éclair, au fond, à droite, à gauche, boutiques, établis, portes d’allées, fenêtres, persiennes, mansardes, volets de toute dimension, s’étaient fermés depuis les rez-de-chaussée jusque sur les toits. Une vieille femme effrayée avait fixé un matelas devant sa fenêtre à deux perches à sécher le linge, afin d’amortir la mousqueterie. La maison du cabaret était seule restée ouverte; et cela pour une bonne raison, c’est que l’attroupement s’y était rué. – Ah mon Dieu! ah mon Dieu! soupirait mame Hucheloup.
Bossuet était descendu au-devant de Courfeyrac.
Joly, qui s’était mis à la fenêtre, cria:
– Courfeyrac, tu aurais dû prendre un parapluie. Tu vas t’enrhuber.
Cependant, en quelques minutes, vingt barres de fer avaient été arrachées de la devanture grillée du cabaret, dix toises de rue avaient été dépavées; Gavroche et Bahorel avaient saisi au passage et renversé le haquet d’un fabricant de chaux appelé Anceau, ce haquet contenait trois barriques [178] pleines de chaux qu’ils avaient placées sous des piles de pavés; Enjolras avait levé la trappe de la cave, et toutes les futailles vides de la veuve Hucheloup étaient allées flanquer les barriques de chaux; Feuilly, avec ses doigts habitués à enluminer les lames délicates des éventails, avait contre-buté les barriques et le haquet de deux massives piles de moellons. Moellons improvisés comme le reste, et pris on ne sait où. Des poutres d’étai avaient été arrachées à la façade d’une maison voisine et couchées sur les futailles. Quand Bossuet et Courfeyrac se retournèrent, la moitié de la rue était déjà barrée d’un rempart plus haut qu’un homme. Rien n’est tel que la main populaire pour bâtir tout ce qui se bâtit en démolissant.
Matelote et Gibelotte s’étaient mêlées aux travailleurs. Gibelotte allait et venait chargée de gravats. Sa lassitude aidait à la barricade. Elle servait des pavés comme elle eût servi du vin, l’air endormi.
Un omnibus qui avait deux chevaux blancs passa au bout de la rue.
Bossuet enjamba les pavés, courut, arrêta le cocher, fit descendre les voyageurs, donna la main «aux dames», congédia le conducteur et revint ramenant voiture et chevaux par la bride.
– Les omnibus, dit-il, ne passent pas devant Corinthe. Non licet omnibus adire Corinthum .
Un instant après, les chevaux dételés s’en allaient au hasard par la rue Mondétour, et l’omnibus couché sur le flanc complétait le barrage de la rue.
Mame Hucheloup, bouleversée, s’était réfugiée au premier étage.
Elle avait l’œil vague et regardait sans voir, criant tout bas. Ses cris épouvantés n’osaient sortir de son gosier.
– C’est la fin du monde, murmurait-elle.
Joly déposait un baiser sur le gros cou rouge et ridé de mame Hucheloup et disait à Grantaire: – Mon cher, j’ai toujours considéré le cou d’une femme comme une chose infiniment délicate.
Mais Grantaire atteignait les plus hautes régions du dithyrambe. Matelote étant remontée au premier, Grantaire l’avait saisie par la taille et poussait à la fenêtre de longs éclats de rire.
– Matelote est laide! criait-il. Matelote est la laideur rêve! Matelote est une chimère. Voici le secret de sa naissance: un Pygmalion gothique qui faisait des gargouilles de cathédrales tomba un beau matin amoureux de l’une d’elles, la plus horrible. Il supplia l’amour de l’animer, et cela fit Matelote. Regardez-la, citoyens! elle a les cheveux couleur chromate de plomb comme la maîtresse du Titien, et c’est une bonne fille. Je vous réponds qu’elle se battra bien. Toute bonne fille contient un héros. Quant à la mère Hucheloup, c’est une vieille brave. Voyez les moustaches qu’elle a! elle les a héritées de son mari. Une housarde, quoi! Elle se battra aussi. À elles deux elles feront peur à la banlieue. Camarades, nous renverserons le gouvernement, vrai comme il est vrai qu’il existe quinze acides intermédiaires entre l’acide margarique et l’acide formique. Du reste cela m’est parfaitement égal. Messieurs, mon père m’a toujours détesté parce que je ne pouvais comprendre les mathématiques [180]. Je ne comprends que l’amour et la liberté. Je suis Grantaire le bon enfant! N’ayant jamais eu d’argent, je n’en ai pas pris l’habitude, ce qui fait que je n’en ai jamais manqué; mais si j’avais été riche, il n’y aurait plus eu de pauvres! on aurait vu! Oh! si les bons cœurs avaient les grosses bourses! comme tout irait mieux! Je me figure Jésus-Christ avec la fortune de Rothschild! Que de bien il ferait! Matelote, embrassez-moi! Vous êtes voluptueuse et timide! vous avez des joues qui appellent le baiser d’une sœur, et des lèvres qui réclament le baiser d’un amant!