Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

Les esprits réfléchis usent peu de cette locution: les heureux et les malheureux. Dans ce monde, vestibule d’un autre évidemment, il n’y a pas d’heureux.

La vraie division humaine est celle-ci: les lumineux et les ténébreux.

Diminuer le nombre des ténébreux, augmenter le nombre des lumineux, voilà le but. C’est pourquoi nous crions: enseignement! science! Apprendre à lire, c’est allumer du feu; toute syllabe épelée étincelle.

Du reste qui dit lumière ne dit pas nécessairement joie. On souffre dans la lumière; l’excès brûle. La flamme est ennemie de l’aile. Brûler sans cesser de voler, c’est là le prodige du génie.

Quand vous connaîtrez et quand vous aimerez, vous souffrirez encore. Le jour naît en larmes. Les lumineux pleurent, ne fût-ce que sur les ténébreux.

L’argot, est la langue des ténébreux.

Chapitre II Racines

La pensée est émue dans ses plus sombres profondeurs, la philosophie sociale est sollicitée à ses méditations les plus poignantes, en présence de cet énigmatique dialecte à la fois flétri et révolté. C’est là qu’il y a du châtiment visible. Chaque syllabe y a l’air marquée. Les mots de la langue vulgaire y apparaissent comme froncés et racornis sous le fer rouge du bourreau. Quelques-uns semblent fumer encore. Telle phrase vous fait l’effet de l’épaule fleurdelysée d’un voleur brusquement mise à nu. L’idée refuse presque de se laisser exprimer par ces substantifs repris de justice. La métaphore y est parfois si effrontée qu’on sent qu’elle a été au carcan.

Du reste, malgré tout cela et à cause de tout cela, ce patois étrange a de droit son compartiment dans ce grand casier impartial où il y a place pour le liard oxydé comme pour la médaille d’or, et qu’on nomme la littérature. L’argot, qu’on y consente ou non, a sa syntaxe et sa poésie. C’est une langue. Si, à la difformité de certains vocables, on reconnaît qu’elle a été mâchée par Mandrin, à la splendeur de certaines métonymies, on sent que Villon l’a parlée.

Ce vers si exquis et si célèbre:

Mais où sont les neiges d’antan?

est un vers d’argot. Antan – ante annum – est un mot de l’argot de Thunes qui signifiait l’an passé et par extension autrefois . On pouvait encore lire il y a trente-cinq ans, à l’époque du départ de la grande chaîne de 1827, dans un des cachots de Bicêtre, cette maxime gravée au clou sur le mur par un roi de Thunes condamné aux galères: Les dabs d’antan trimaient siempre pour la pierre du Coësre. Ce qui veut dire: Les rois d’autrefois allaient toujours se faire sacrer. Dans la pensée de ce roi-là, le sacre, c’était le bagne.

Le mot décarade , qui exprime le départ d’une lourde voiture au galop, est attribué à Villon, et il en est digne. Ce mot, qui fait feu des quatre pieds, résume dans une onomatopée magistrale tout l’admirable vers de La Fontaine:

Six forts chevaux tiraient un coche.

Au point de vue purement littéraire, peu d’études seraient plus curieuses et plus fécondes que celle de l’argot. C’est toute une langue dans la langue, une sorte d’excroissance maladive, une greffe malsaine qui a produit une végétation, un parasite qui a ses racines dans le vieux tronc gaulois et dont le feuillage sinistre rampe sur tout un côté de la langue. Ceci est ce qu’on pourrait appeler le premier aspect, l’aspect vulgaire de l’argot. Mais, pour ceux qui étudient la langue ainsi qu’il faut l’étudier, c’est-à-dire comme les géologues étudient la terre, l’argot apparaît comme une véritable alluvion. Selon qu’on y creuse plus ou moins avant, on trouve dans l’argot, au-dessous du vieux français populaire, le provençal, l’espagnol, de l’italien, du levantin, cette langue des ports de la Méditerranée, de l’anglais et de l’allemand, du roman dans ses trois variétés, roman français, roman italien, roman roman, du latin, enfin du basque et du celte. Formation profonde et bizarre. Édifice souterrain bâti en commun par tous les misérables. Chaque race maudite a déposé sa couche, chaque souffrance a laissé tomber sa pierre, chaque cœur a donné son caillou. Une foule d’âmes mauvaises, basses ou irritées, qui ont traversé la vie et sont allées s’évanouir dans l’éternité, sont là presque entières et en quelque sorte visibles encore sous la forme d’un mot monstrueux.

Veut-on de l’espagnol? le vieil argot gothique en fourmille. Voici boffette, soufflet, qui vient de bofeton; vantane, fenêtre (plus tard vanterne), qui vient de vantana; gat, chat, qui vient de gato; acite, huile, qui vient de aceyte. Veut-on de l’italien? Voici spade, épée, qui vient de spada; carvel, bateau, qui vient de caravella. Veut-on de l’anglais? Voici le bichot, l’évêque, qui vient de bishop; raille, espion, qui vient de rascal, rascalion, coquin; pilcker, étui, qui vient de pilcher, fourreau. Veut-on de l’allemand? Voici le caleur, le garçon, kellner ; le hers, le maître, herzog (duc). Veut-on du latin? Voici frangir, casser, frangere; affurer, voler, fur; cadène, chaîne, catena. Il y a un mot qui reparaît dans toutes les langues du continent avec une sorte de puissance et d’autorité mystérieuse, c’est le mot magnus; l’Écosse en fait son mac, qui désigne le chef du clan, Mac-Farlane, Mac-Callummore [104], le grand Farlane, le grand Callummore; l’argot en fait le meck, et plus tard, le meg, c’est-à-dire Dieu. Veut-on du basque? Voici gahisto, le diable, qui vient de gaïztoa, mauvais; sorgabon, bonne nuit, qui vient de gabon, bonsoir. Veut-on du celte? Voici blavin, mouchoir, qui vient de blavet, eau jaillissante; ménesse, femme (en mauvaise part), qui vient de meinec, plein de pierres; barant, ruisseau, de baranton, fontaine; goffeur, serrurier, de goff, forgeron; la guédouze, la mort, qui vient de guenn-du, blanche-noire. Veut-on de l’histoire enfin? L’argot appelle les écus les maltèses, souvenir de la monnaie qui avait cours sur les galères de Malte.

Outre les origines philologiques qui viennent d’être indiquées, l’argot a d’autres racines plus naturelles encore et qui sortent pour ainsi dire de l’esprit même de l’homme:

Premièrement, la création directe des mots. Là est le mystère des langues. Peindre par des mots qui ont, on ne sait comment ni pourquoi, des figures. Ceci est le fond primitif de tout langage humain, ce qu’on en pourrait nommer le granit. L’argot pullule de mots de ce genre, mots immédiats, créés de toute pièce on ne sait où ni par qui, sans étymologies, sans analogies, sans dérivés, mots solitaires, barbares, quelquefois hideux, qui ont une singulière puissance d’expression et qui vivent. – Le bourreau, le taule ; – la forêt, le sabri ; la peur, la fuite, taf ; – le laquais, le larbin ; – le général, le préfet, le ministre, pharos ; – le diable, le rabouin. Rien n’est plus étrange que ces mots qui masquent et qui montrent. Quelques-uns, le rabouin, par exemple, sont en même temps grotesques et terribles, et vous font l’effet d’une grimace cyclopéenne.

вернуться

[102] Littré cite l'emploi de ce mot au XVe siècle chez Froissart, ce qui semble prouver qu'il n'était pas argotique à l'époque de Villon.

вернуться

[103] Il semble que ce mot ne figure pas dans l'oeuvre de F. Villon.

вернуться

[104] Il faut observer pourtant que mac en celte veut dire fils.

51
{"b":"100331","o":1}