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Se sachant belle, elle sentait bien, quoique d’une façon indistincte, qu’elle avait une arme. Les femmes jouent avec leur beauté comme les enfants avec leur couteau. Elles s’y blessent.

On se rappelle les hésitations de Marius, ses palpitations, ses terreurs. Il restait sur son banc et n’approchait pas. Ce qui dépitait Cosette. Un jour elle dit à Jean Valjean: – Père, promenons-nous donc un peu de ce côté-là. – Voyant que Marius ne venait point à elle, elle alla à lui. En pareil cas, toute femme ressemble à Mahomet [47]. Et puis, chose bizarre, le premier symptôme de l’amour vrai chez un jeune homme, c’est la timidité, chez une jeune fille, c’est la hardiesse. Ceci étonne, et rien n’est plus simple pourtant. Ce sont les deux sexes qui tendent à se rapprocher et qui prennent les qualités l’un de l’autre.

Ce jour-là, le regard de Cosette rendit Marius fou, le regard de Marius rendit Cosette tremblante. Marius s’en alla confiant, et Cosette inquiète. À partir de ce jour, ils s’adorèrent.

La première chose que Cosette éprouva, ce fut une tristesse confuse et profonde. Il lui sembla que, du jour au lendemain, son âme était devenue noire. Elle ne la reconnaissait plus. La blancheur de l’âme des jeunes filles, qui se compose de froideur et de gaîté, ressemble à la neige. Elle fond à l’amour qui est son soleil.

Cosette ne savait pas ce que c’était que l’amour. Elle n’avait jamais entendu prononcer ce mot dans le sens terrestre. Sur les livres de musique profane qui entraient dans le couvent, amour était remplacé par tambour ou pandour. Cela faisait des énigmes qui exerçaient l’imagination des grandes comme: Ah! que le tambour est agréable! ou: La pitié n’est pas un pandour! Mais Cosette était sortie encore trop jeune pour s’être beaucoup préoccupée du «tambour». Elle n’eût donc su quel nom donner à ce qu’elle éprouvait maintenant. Est-on moins malade pour ignorer le nom de sa maladie?

Elle aimait avec d’autant plus de passion qu’elle aimait avec ignorance. Elle ne savait pas si cela est bon ou mauvais, utile ou dangereux, nécessaire ou mortel, éternel ou passager, permis ou prohibé; elle aimait. On l’eût bien étonnée si on lui eût dit: Vous ne dormez pas? mais c’est défendu! Vous ne mangez pas? mais c’est fort mal! Vous avez des oppressions et des battements de cœur? mais cela ne se fait pas! Vous rougissez et vous pâlissez quand un certain être vêtu de noir paraît au bout d’une certaine allée verte? mais c’est abominable! Elle n’eût pas compris, et elle eût répondu: Comment peut-il y avoir de ma faute dans une chose où je ne puis rien et où je ne sais rien?

Il se trouva que l’amour qui se présenta était précisément celui qui convenait le mieux à l’état de son âme. C’était une sorte d’adoration à distance, une contemplation muette, la déification d’un inconnu. C’était l’apparition de l’adolescence à l’adolescence, le rêve des nuits devenu roman et resté rêve, le fantôme souhaité enfin réalisé et fait chair, mais n’ayant pas encore de nom, ni de tort, ni de tache, ni d’exigence, ni de défaut; en un mot, l’amant lointain et demeuré dans l’idéal, une chimère ayant une forme. Toute rencontre plus palpable et plus proche eût à cette première époque effarouché Cosette, encore à demi plongée dans la brume grossissante du cloître. Elle avait toutes les peurs des enfants et toutes les peurs des religieuses, mêlées. L’esprit du couvent, dont elle s’était pénétrée pendant cinq ans, s’évaporait encore lentement de toute sa personne et faisait tout trembler autour d’elle. Dans cette situation, ce n’était pas un amant qu’il lui fallait, ce n’était pas même un amoureux, c’était une vision. Elle se mit à adorer Marius comme quelque chose de charmant, de lumineux et d’impossible.

Comme l’extrême naïveté touche à l’extrême coquetterie, elle lui souriait, tout franchement.

Elle attendait tous les jours l’heure de la promenade avec impatience, elle y trouvait Marius, se sentait indiciblement heureuse, et croyait sincèrement exprimer toute sa pensée en disant à Jean Valjean: – Quel délicieux jardin que ce Luxembourg!

Marius et Cosette étaient dans la nuit l’un pour l’autre. Ils ne se parlaient pas, ils ne se saluaient pas, ils ne se connaissaient pas; ils se voyaient; et comme les astres dans le ciel que des millions de lieues séparent, ils vivaient de se regarder.

C’est ainsi que Cosette devenait peu à peu une femme et se développait, belle et amoureuse, avec la conscience de sa beauté et l’ignorance de son amour. Coquette par-dessus le marché, par innocence.

Chapitre VII À tristesse, tristesse et demie

Toutes les situations ont leurs instincts. La vieille et éternelle mère nature avertissait sourdement Jean Valjean de la présence de Marius. Jean Valjean tressaillait dans le plus obscur de sa pensée. Jean Valjean ne voyait rien, ne savait rien, et considérait pourtant avec une attention opiniâtre les ténèbres où il était, comme s’il sentait d’un côté quelque chose qui se construisait, et de l’autre quelque chose qui s’écroulait. Marius, averti aussi, et, ce qui est la profonde loi du bon Dieu, par cette même mère nature, faisait tout ce qu’il pouvait pour se dérober au «père». Il arrivait cependant que Jean Valjean l’apercevait quelquefois. Les allures de Marius n’étaient plus du tout naturelles. Il avait des prudences louches et des témérités gauches. Il ne venait plus tout près comme autrefois; il s’asseyait loin et restait en extase; il avait un livre et faisait semblant de lire; pourquoi faisait-il semblant? Autrefois il venait avec son vieux habit, maintenant il avait tous les jours son habit neuf; il n’était pas bien sûr qu’il ne se fît point friser, il avait des yeux tout drôles, il mettait des gants; bref, Jean Valjean détestait cordialement ce jeune homme.

Cosette ne laissait rien deviner. Sans savoir au juste ce qu’elle avait, elle avait bien le sentiment que c’était quelque chose et qu’il fallait le cacher.

Il y avait entre le goût de toilette qui était venu à Cosette et l’habitude d’habits neufs qui était poussée à cet inconnu un parallélisme importun à Jean Valjean. C’était un hasard peut-être, sans doute, à coup sûr, mais un hasard menaçant.

Jamais il n’ouvrait la bouche à Cosette de cet inconnu.

Un jour cependant, il ne put s’en tenir, et avec ce vague désespoir qui jette brusquement la sonde dans son malheur, il lui dit: – Que voilà un jeune homme qui a l’air pédant!

Cosette, l’année d’auparavant, petite fille indifférente, eût répondu: – Mais non, il est charmant. Dix ans plus tard, avec l’amour de Marius au cœur, elle eût répondu: – Pédant et insupportable à voir! vous avez bien raison! – Au moment de la vie et du cœur où elle était, elle se borna à répondre avec un calme suprême:

– Ce jeune homme-là!

Comme si elle le regardait pour la première fois de sa vie.

– Que je suis stupide! pensa Jean Valjean. Elle ne l’avait pas encore remarqué. C’est moi qui le lui montre.

Ô simplicité des vieux! profondeur des enfants!

C’est encore une loi de ces fraîches années de souffrance et de souci, de ces vives luttes du premier amour contre les premiers obstacles, la jeune fille ne se laisse prendre à aucun piège, le jeune homme tombe dans tous. Jean Valjean avait commencé contre Marius une sourde guerre que Marius, avec la bêtise sublime de sa passion et de son âge, ne devina point. Jean Valjean lui tendit une foule d’embûches; il changea d’heures, il changea de banc, il oublia son mouchoir, il vint seul au Luxembourg; Marius donna tête baissée dans tous les panneaux; et à tous ces points d’interrogation plantés sur sa route par Jean Valjean, il répondit ingénument oui. Cependant Cosette restait murée dans son insouciance apparente et dans sa tranquillité imperturbable, si bien que Jean Valjean arriva à cette conclusion: Ce dadais est amoureux fou de Cosette, mais Cosette ne sait seulement pas qu’il existe.

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[47] Ne pouvant faire venir à lui une montagne, Mahomet alla, sagement, vers elle.

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