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– Qu’as-tu?

Elle répondait:

– Je n’ai rien.

Et après un silence, comme elle le devinait triste aussi, elle reprenait:

– Et vous, père, est-ce que vous avez quelque chose?

– Moi? rien, disait-il.

Ces deux êtres qui s’étaient si exclusivement aimés, et d’un si touchant amour, et qui avaient vécu longtemps l’un pour l’autre, souffraient maintenant l’un à côté de l’autre, l’un à cause de l’autre, sans se le dire, sans s’en vouloir, et en souriant.

Chapitre VIII La cadène [49]

Le plus malheureux des deux, c’était Jean Valjean. La jeunesse, même dans ses chagrins, a toujours une clarté à elle.

À de certains moments, Jean Valjean souffrait tant qu’il devenait puéril. C’est le propre de la douleur de faire reparaître le côté enfant de l’homme. Il sentait invinciblement que Cosette lui échappait. Il eût voulu lutter, la retenir, l’enthousiasmer par quelque chose d’extérieur et d’éclatant. Ces idées, puériles, nous venons de le dire, et en même temps séniles, lui donnèrent, par leur enfantillage même, une notion assez juste de l’influence de la passementerie sur l’imagination des jeunes filles. Il lui arriva une fois de voir passer dans la rue un général à cheval en grand uniforme, le comte Coutard, commandant de Paris. Il envia cet homme doré; il se dit quel bonheur ce serait de pouvoir mettre cet habit-là qui était une chose incontestable, que si Cosette le voyait ainsi, cela l’éblouirait, que lorsqu’il donnerait le bras à Cosette et qu’il passerait devant la grille des Tuileries, on lui présenterait les armes, et que cela suffirait à Cosette et lui ôterait l’idée de regarder les jeunes gens.

Une secousse inattendue vint se mêler à ces pensées tristes.

Dans la vie isolée qu’ils menaient, et depuis qu’ils étaient venus se loger rue Plumet, ils avaient une habitude. Ils faisaient quelquefois la partie de plaisir d’aller voir se lever le soleil, genre de joie douce qui convient à ceux qui entrent dans la vie et à ceux qui en sortent.

Se promener de grand matin, pour qui aime la solitude, équivaut à se promener la nuit, avec la gaîté de la nature de plus. Les rues sont désertes, et les oiseaux chantent. Cosette, oiseau elle-même, s’éveillait volontiers de bonne heure. Ces excursions matinales se préparaient la veille. Il proposait, elle acceptait. Cela s’arrangeait comme un complot, on sortait avant le jour, et c’était autant de petits bonheurs pour Cosette. Ces excentricités innocentes plaisent à la jeunesse.

La pente de Jean Valjean était, on le sait, d’aller aux endroits peu fréquentés, aux recoins solitaires, aux lieux d’oubli. Il y avait alors aux environs des barrières de Paris des espèces de champs pauvres, presque mêlés à la ville, où il poussait, l’été, un blé maigre, et qui, l’automne, après la récolte faite, n’avaient pas l’air moissonnés, mais pelés. Jean Valjean les hantait avec prédilection. Cosette ne s’y ennuyait point. C’était la solitude pour lui, la liberté pour elle. Là, elle redevenait petite fille, elle pouvait courir et presque jouer, elle ôtait son chapeau, le posait sur les genoux de Jean Valjean, et cueillait des bouquets. Elle regardait les papillons sur les fleurs, mais ne les prenait pas; les mansuétudes et les attendrissements naissent avec l’amour, et la jeune fille, qui a en elle un idéal tremblant et fragile, a pitié de l’aile du papillon. Elle tressait en guirlandes des coquelicots qu’elle mettait sur sa tête, et qui, traversés et pénétrés de soleil, empourprés jusqu’au flamboiement, faisaient à ce frais visage rose une couronne de braises.

Même après que leur vie avait été attristée, ils avaient conservé leur habitude de promenades matinales.

Donc un matin d’octobre, tentés par la sérénité parfaite de l’automne de 1831, ils étaient sortis, et ils se trouvaient au petit jour près de la barrière du Maine. Ce n’était pas l’aurore, c’était l’aube; minute ravissante et farouche. Quelques constellations çà et là dans l’azur pâle et profond, la terre toute noire, le ciel tout blanc, un frisson dans les brins d’herbe, partout le mystérieux saisissement du crépuscule. Une alouette, qui semblait mêlée aux étoiles, chantait à une hauteur prodigieuse, et l’on eût dit que cet hymne de la petitesse à l’infini calmait l’immensité. À l’orient, le Val-de-Grâce découpait, sur l’horizon clair d’une clarté d’acier, sa masse obscure; Vénus éblouissante montait derrière ce dôme et avait l’air d’une âme qui s’évade d’un édifice ténébreux.

Tout était paix et silence; personne sur la chaussée; dans les bas côtés, quelques rares ouvriers, à peine entrevus, se rendant à leur travail.

Jean Valjean s’était assis dans la contre-allée sur des charpentes déposées à la porte d’un chantier. Il avait le visage tourné vers la route, et le dos tourné au jour; il oubliait le soleil qui allait se lever; il était tombé dans une de ces absorptions profondes où tout l’esprit se concentre, qui emprisonnent même le regard et qui équivalent à quatre murs. Il y a des méditations qu’on pourrait nommer verticales; quand on est au fond, il faut du temps pour revenir sur la terre. Jean Valjean était descendu dans une de ces songeries-là. Il pensait à Cosette, au bonheur possible si rien ne se mettait entre elle et lui, à cette lumière dont elle remplissait sa vie, lumière qui était la respiration de son âme. Il était presque heureux dans cette rêverie. Cosette, debout près de lui, regardait les nuages devenir roses.

Tout à coup, Cosette s’écria: Père, on dirait qu’on vient là-bas. Jean Valjean leva les yeux.

Cosette avait raison.

La chaussée qui mène à l’ancienne barrière du Maine prolonge, comme on sait, la rue de Sèvres, et est coupée à angle droit par le boulevard intérieur. Au coude de la chaussée et du boulevard, à l’endroit où se fait l’embranchement, on entendait un bruit difficile à expliquer à pareille heure, et une sorte d’encombrement confus apparaissait. On ne sait quoi d’informe, qui venait du boulevard, entrait dans la chaussée.

Cela grandissait, cela semblait se mouvoir avec ordre, pourtant c’était hérissé et frémissant; cela semblait une voiture, mais on n’en pouvait distinguer le chargement. Il y avait des chevaux, des roues, des cris; des fouets claquaient. Par degrés les linéaments se fixèrent, quoique noyés de ténèbres. C’était une voiture, en effet, qui venait de tourner du boulevard sur la route et qui se dirigeait vers la barrière près de laquelle était Jean Valjean; une deuxième, du même aspect, la suivit, puis une troisième, puis une quatrième; sept chariots débouchèrent successivement, la tête des chevaux touchant l’arrière des voitures. Des silhouettes s’agitaient sur ces chariots, on voyait des étincelles dans le crépuscule comme s’il y avait des sabres nus, on entendait un cliquetis qui ressemblait à des chaînes remuées, cela avançait, les voix grossissaient, et c’était une chose formidable comme il en sort de la caverne des songes.

En approchant, cela prit forme, et s’ébaucha derrière les arbres avec le blêmissement de l’apparition; la masse blanchit; le jour qui se levait peu à peu plaquait une lueur blafarde sur ce fourmillement à la fois sépulcral et vivant, les têtes de silhouettes devinrent des faces de cadavres, et voici ce que c’était:

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[49] Hugo avait assisté au ferrement puis au départ des forçats pour Toulon lors d'une visite à Bicêtre, le 24 octobre 1827, avec David d'Angers et décrit déjà ce spectacle dans Le Dernier Jour d'un condamné.

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