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Ce travail, propre à toute l’Europe, fit plus de ravage en Allemagne que partout ailleurs. En Allemagne, pendant une certaine période, résumée par Schiller dans son drame fameux des Brigands, le vol et le pillage s’érigeaient en protestation contre la propriété et le travail, s’assimilaient de certaines idées élémentaires, spécieuses et fausses, justes en apparence, absurdes en réalité, s’enveloppaient de ces idées, y disparaissaient en quelque sorte, prenaient un nom abstrait et passaient à l’état de théorie, et de cette façon circulaient dans les foules laborieuses, souffrantes et honnêtes, à l’insu même des chimistes imprudents qui avaient préparé la mixture, à l’insu même des masses qui l’acceptaient. Toutes les fois qu’un fait de ce genre se produit, il est grave. La souffrance engendre la colère; et tandis que les classes prospères s’aveuglent, ou s’endorment, ce qui est toujours fermer les yeux, la haine des classes malheureuses allume sa torche à quelque esprit chagrin ou mal fait qui rêve dans un coin, et elle se met à examiner la société. L’examen de la haine, chose terrible!

De là, si le malheur des temps le veut, ces effrayantes commotions qu’on nommait jadis jacqueries, près desquelles les agitations purement politiques sont jeux d’enfants, qui ne sont plus la lutte de l’opprimé contre l’oppresseur, mais la révolte du malaise contre le bien-être. Tout s’écroule alors.

Les jacqueries sont des tremblements de peuple.

C’est à ce péril, imminent peut-être en Europe vers la fin du dix-huitième siècle, que vint couper court la Révolution française, cet immense acte de probité.

La Révolution française, qui n’est pas autre chose que l’idéal armé du glaive, se dressa, et, du même mouvement brusque, ferma la porte du mal et ouvrit la porte du bien.

Elle dégagea la question, promulgua la vérité, chassa le miasme, assainit le siècle, couronna le peuple.

On peut dire qu’elle a créé l’homme une deuxième fois, en lui donnant une seconde âme, le droit.

Le dix-neuvième siècle hérite et profite de son œuvre, et aujourd’hui la catastrophe sociale que nous indiquions tout à l’heure est simplement impossible. Aveugle qui la dénonce! niais qui la redoute! la révolution est la vaccine de la jacquerie.

Grâce à la révolution, les conditions sociales sont changées. Les maladies féodales et monarchiques ne sont plus dans notre sang. Il n’y a plus de moyen âge dans notre constitution. Nous ne sommes plus aux temps où d’effroyables fourmillements intérieurs faisaient irruption, où l’on entendait sous ses pieds la course obscure d’un bruit sourd, où apparaissaient à la surface de la civilisation on ne sait quels soulèvements de galeries de taupes, où le sol se crevassait, où le dessus des cavernes s’ouvrait, et où l’on voyait tout à coup sortir de terre des têtes monstrueuses.

Le sens révolutionnaire est un sens moral. Le sentiment du droit, développé, développe le sentiment du devoir. La loi de tous, c’est la liberté, qui finit où commence la liberté d’autrui, selon l’admirable définition de Robespierre. Depuis 89, le peuple tout entier se dilate dans l’individu sublimé; il n’y a pas de pauvre qui, ayant son droit, n’ait son rayon; le meurt-de-faim sent en lui l’honnêteté de la France; la dignité du citoyen est une armure intérieure; qui est libre est scrupuleux; qui vote règne. De là l’incorruptibilité; de là l’avortement des convoitises malsaines; de là les yeux héroïquement baissés devant les tentations. L’assainissement révolutionnaire est tel qu’un jour de délivrance, un 14 juillet, un 10 août, il n’y a plus de populace. Le premier cri des foules illuminées et grandissantes c’est: mort aux voleurs! Le progrès est honnête homme; l’idéal et l’absolu ne font pas le mouchoir. Par qui furent escortés en 1848 les fourgons qui contenaient les richesses des Tuileries? par les chiffonniers du faubourg Saint-Antoine. Le haillon monta la garde devant le trésor. La vertu fit ces déguenillés resplendissants. Il y avait là, dans ces fourgons, dans des caisses à peine fermées quelques-unes même entr’ouvertes, parmi cent écrins éblouissants, cette vieille couronne de France toute en diamants, surmontée de l’escarboucle de la royauté, du régent, qui valait trente millions. Ils gardaient, pieds nus, cette couronne.

Donc plus de jacquerie. J’en suis fâché pour les habiles. C’est là de la vieille peur qui a fait son dernier effet et qui ne pourrait plus désormais être employée en politique. Le grand ressort du spectre rouge est cassé [116]. Tout le monde le sait maintenant. L’épouvantail n’épouvante plus. Les oiseaux prennent des familiarités avec le mannequin, les stercoraires s’y posent, les bourgeois rient dessus.

Chapitre IV Les deux devoirs: veiller et espérer

Cela étant, tout danger social est-il dissipé? non certes. Point de jacquerie. La société peut se rassurer de ce côté, le sang ne lui portera plus à la tête; mais qu’elle se préoccupe de la façon dont elle respire. L’apoplexie n’est plus à craindre, mais la phtisie est là. La phtisie sociale s’appelle misère.

On meurt miné aussi bien que foudroyé.

Ne nous lassons pas de le répéter, songer, avant tout aux foules déshéritées et douloureuses, les soulager, les aérer, les éclairer, les aimer, leur élargir magnifiquement l’horizon, leur prodiguer sous toutes les formes l’éducation, leur offrir l’exemple du labeur, jamais l’exemple de l’oisiveté, amoindrir le poids du fardeau individuel en accroissant la notion du but universel, limiter la pauvreté sans limiter la richesse, créer de vastes champs d’activité publique et populaire, avoir comme Briarée cent mains à tendre de toutes parts aux accablés et aux faibles, employer la puissance collective à ce grand devoir d’ouvrir des ateliers à tous les bras, des écoles à toutes les aptitudes et des laboratoires à toutes les intelligences, augmenter le salaire, diminuer la peine, balancer le doit et l’avoir, c’est-à-dire proportionner la jouissance à l’effort et l’assouvissement au besoin, en un mot, faire dégager à l’appareil social, au profit de ceux qui souffrent et de ceux qui ignorent, plus de clarté et plus de bien-être, c’est là, que les âmes sympathiques ne l’oublient pas, la première des obligations fraternelles, c’est, que les cœurs égoïstes le sachent, la première des nécessités politiques.

Et, disons-le, tout cela, ce n’est encore qu’un commencement. La vraie question, c’est celle-ci: le travail ne peut être une loi sans être un droit.

Nous n’insistons pas, ce n’est point ici le lieu.

Si la nature s’appelle providence, la société doit s’appeler prévoyance.

La croissance intellectuelle et morale n’est pas moins indispensable que l’amélioration matérielle. Savoir est un viatique; penser est de première nécessité; la vérité est nourriture comme le froment. Une raison, à jeun de science et de sagesse, maigrit. Plaignons, à l’égal des estomacs, les esprits qui ne mangent pas. S’il y a quelque chose de plus poignant qu’un corps agonisant faute de pain, c’est une âme qui meurt de la faim de la lumière.

Le progrès tout entier tend du côté de la solution. Un jour on sera stupéfait. Le genre humain montant, les couches profondes sortiront tout naturellement de la zone de détresse. L’effacement de la misère se fera par une simple élévation de niveau.

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[116] Voir en III, 3, 2 la note 39.

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