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– C’est une métaphore. Avant de commencer un travail d’art, je crois qu’il faut se remettre en mémoire un thème quelconque qui puisse vous servir de type et faire entrer votre esprit dans la disposition voulue. Ainsi, pour me préparer à ce que tu demandes, j’ai besoin de réciter l’histoire du chien de Brisquet, qui est courte, et que je sais par cœur.

– Qu’est-ce que cela? Je ne m’en souviens pas.

– C’est un trait pour ma voix, écrit par Charles Nodier qui essayait la sienne sur tous les modes possibles; un grand artiste, à mon sens, qui n’a pas eu toute la gloire qu’il méritait parce que, dans le nombre varié de ses tentatives, il en a fait plus de mauvaises que de bonnes: mais quand un homme a fait deux ou trois chefs-d’œuvre, si courts qu’ils soient, on doit le couronner et lui pardonner ses erreurs. Voici le chien de Brisquet. Écoute.

Et je récitai à mon ami l’histoire de la Bichonne qui l’émut jusqu’aux larmes et qu’il déclara être un chef-d’œuvre du genre.

– Je devrais être découragé de ce que je vais tenter, lui dis-je; car cette odyssée du Pauvre chien à Brisquet, qui n’a pas duré cinq minutes à réciter, n’a pas une tache, pas une ombre; c’est un pur diamant taillé par le premier lapidaire du monde: car Nodier était essentiellement lapidaire en littérature. Moi, je n’ai pas de science et il faut que j’invoque le sentiment. Et puis, je ne peux promettre d’être bref, et d’avance je sais que la première des qualités, celle de faire bien et court, manquera à mon étude.

– Va toujours, dit mon ami ennuyé de mes préliminaires.

– C’est donc l’histoire de François le Champi, repris-je, et je tâcherai de me rappeler le commencement sans altération. C’était Monique, la vieille servante du curé, qui entra en matière.

– Un instant, dit mon auditeur sévère, je t’arrête au titre. Champi n’est pas français.

– Je te demande bien pardon, répondis-je. Le dictionnaire le déclare vieux, mais Montaigne l’emploie, et je ne prétends pas être plus Français que les grands écrivains qui font la langue. Je n’intitulerai donc pas mon conte François l’Enfant-Trouvé, François le Bâtard, mais François le Champi, c’est-à-dire l’enfant abandonné dans les champs, comme on disait autrefois dans le monde, et comme on dit encore aujourd’hui chez nous.

I

Un matin que Madeleine Blanchet, la jeune meunière du Cormouer, s’en allait au bout de son pré pour laver à la fontaine, elle trouva un petit enfant assis devant sa planchette et jouant avec la paille qui sert de coussinet aux genoux des lavandières. Madeleine Blanchet, ayant avisé cet enfant, fut étonnée de ne pas le connaître, car il n’y a pas de route bien achalandée de passants de ce côté-là, et on n’y rencontre que des gens de l’endroit.

– Qui es-tu, mon enfant? dit-elle au petit garçon, qui la regardait d’un air de confiance, mais qui ne parut pas comprendre sa question. Comment t’appelles-tu? reprit Madeleine Blanchet en le faisant asseoir à côté d’elle et en s’agenouillant pour laver.

– François, répondit l’enfant.

– François qui?

– Qui? dit l’enfant d’un air simple.

– à qui es-tu fils?

– Je ne sais pas, allez!

– Tu ne sais pas le nom de ton père!

– Je n’en ai pas.

– Il est donc mort?

– Je ne sais pas.

– Et ta mère?

– Elle est par là, dit l’enfant en montrant une maisonnette fort pauvre qui était à deux portées de fusil du moulin et dont on voyait le chaume à travers les saules.

– Ah! je sais, reprit Madeleine, c’est la femme qui est venue demeurer ici, qui est emménagée d’hier soir?

– Oui, répondit l’enfant.

– Et vous demeuriez à Mers!

– Je ne sais pas.

Tu es un garçon peu savant. Sais-tu le nom de ta mère, au moins?

– Oui, c’est la Zabelle

– Isabelle qui? tu ne lui connais pas d’autre nom?

– Ma foi non, allez!

– Ce que tu sais ne te fatiguera pas la cervelle, dit Madeleine en souriant et en commençant à battre son linge.

– Comment dites-vous? reprit le petit François.

Madeleine le regarda encore; c’était un bel enfant, il avait des yeux magnifiques. C’est dommage, pensa-t-elle, qu’il ait l’air si niais.

– Quel âge as-tu? reprit-elle. Peut-être que tu ne le sais pas non plus.

La vérité est qu’il n’en savait pas plus long là-dessus que sur le reste. Il fit ce qu’il put pour répondre, honteux peut-être de ce que la meunière lui reprochait d’être si borné, et il accoucha de cette belle repartie:

– Deux ans.

– Oui-da! reprit Madeleine en tordant son linge sans le regarder davantage, tu es un véritable oison, et on n’a guère pris soin de t’instruire, mon pauvre petit. Tu as au moins six ans pour la taille, mais tu n’as pas deux ans pour le raisonnement.

– Peut-être bien! répliqua François.

Puis, faisant un autre effort sur lui-même, comme pour secouer l’engourdissement de sa pauvre âme, il dit:

– Vous demandiez comment je m’appelle? On m’appelle François le Champi.

– Ah! ah! je comprends, dit Madeleine en tournant vers lui un œil de compassion; et Madeleine ne s’étonna plus de voir ce bel enfant si malpropre, si déguenillé et si abandonné à l’hébétement de son âge.

– Tu n’es guère couvert, lui dit-elle, et le temps n’est pas chaud. Je gage que tu as froid?

– Je ne sais pas, répondit le pauvre champi, qui était si habitué à souffrir qu’il ne s’en apercevait plus.

Madeleine soupira. Elle pensa à son petit Jeannie qui n’avait qu’un an et qui dormait bien chaudement dans son berceau, gardé par sa grand’mère, pendant que ce pauvre champi grelottait tout seul au bord de la fontaine, préservé de s’y noyer par le seule bonté de la Providence, car il était assez simple pour ne pas se douter qu’on meurt en tombant dans l’eau.

Madeleine, qui avait le cœur très charitable, prit le bras de l’enfant et le trouva chaud, quoiqu’il eût par instants le frisson et que sa jolie figure fût très pâle.

– Tu as la fièvre? lui dit-elle.

– Je ne sais pas, allez! répondit l’enfant, qui l’avait toujours.

Madeleine Blanchet détacha le chéret de laine qui lui couvrait les épaules et en enveloppa le champi, qui se laissa faire et ne témoigna ni étonnement ni contentement. Elle ôta toute la paille qu’elle avait sous ses genoux et lui en fit un lit où il ne chôma pas de s’endormir, et Madeleine acheva de laver les nippes de son petit Jeannie, ce qu’elle fit lestement car elle le nourrissait et avait hâte d’aller le retrouver.

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