– Mais enfin, vous pouvez bien dire environ l’âge qu’elle a?
– Attendez! son garçon avait cinq ans de moins que moi. Eh bien! c’est une femme qui n’est pas vieille, mais qui n’est pas bien jeune, c’est approchant comme…
– Comme moi? dit la Jeannette en se forçant un peu pour rire. En ce cas, si elle devient veuve, il ne sera plus temps pour elle de se remarier, pas vrai?
– Ça dépend, répondit François. Si son mari ne mange pas le tout et qu’il lui reste du bien, elle ne manquera pas d’épouseurs. Il y a des gars qui, pour de l’argent, épouseraient aussi bien leur grand’tante que leur petite-nièce.
– Et vous ne faites pas d’estime de ceux qui se marient pour de l’argent?
– Ça ne serait toujours pas mon idée, répondit François.
Le champi, tout simple de cœur qu’il était, n’était pas si simple d’esprit qu’il n’eût fini par comprendre ce qu’on lui insinuait, et ce qu’il disait là, il ne le disait pas sans intention. Mais la Jeannette ne se le tint pas pour dit, et elle s’enamoura de lui un peu plus. Elle avait été très courtisée sans se soucier d’aucun galant. Le premier qui lui convînt fut celui qui lui tournait le dos, tant les femmes ont l’esprit bien fait.
François vit bien, par les jours ensuivants, qu’elle avait du souci, qu’elle ne mangeait quasiment point et que, quand il n’avait point l’air de la voir, elle avait toujours les yeux attachés sur lui. Cette fantaisie le chagrina. Il avait du respect pour cette bonne fille et il voyait bien qu’à faire l’indifférent, il la rendrait plus amoureuse. Mais il n’avait point de goût pour elle, et s’il l’eût prise, c’eût été par raison et par devoir plus que par amitié.
Cela lui fit songer qu’il n’avait pas pour longtemps à rester chez Jean Vertaud, parce que, pour tantôt ou pour plus tard, cette affaire-là amènerait quelque chagrin ou quelque fâcherie.
Mais il lui arriva, dans ce temps-là, une chose bien particulière, et qui faillit à changer toutes ses intentions.
XIV
Une matinée, M. le curé d’Aigurande vint comme pour se promener au moulin de Jean Vertaud, et il tourna un peu de temps dans la demeure, jusqu’à ce qu’il pût agrafer François dans un coin du jardin. Là il prit un air très secret et lui demanda s’il était bien François dit la Fraise, nom qu’on lui aurait donné à l’état civil où il avait été présenté comme champi, à cause d’une marque qu’il avait sur le bras gauche. Le curé lui demanda aussi son âge au plus juste, le nom de la femme qui l’avait nourri, les demeurances qu’il avait suivies, et finalement tout ce qu’il pouvait savoir de sa naissance et de sa vie.
François alla quérir ses papiers et le curé parut fort content.
– Eh bien! lui dit-il, venez demain ou ce soir à la cure, et gardez qu’on ne sache ce que j’aurai à vous faire savoir, car il m’est défendu de l’ébruiter et c’est une affaire de conscience pour moi.
Quand François fut rendu à la cure, M. le curé, ayant bien fermé les portes de la chambre, tira de son armoire quatre petits bouts de papier fin et dit:
– François la Fraise, voilà quatre mille francs que votre mère vous envoie. Il m’est défendu de vous dire son nom, ni dans quel pays elle réside, ni si elle est morte ou vivante à l’heure qu’il est. C’est une pensée de religion qui l’a portée à se ressouvenir de vous, et il paraîtrait qu’elle a toujours eu quelque intention de le faire, puisqu’elle a su vous retrouver quoique vivant au loin. Elle a su que vous étiez bon sujet et elle vous donne de quoi vous établir, à condition que d’ici à six mois vous ne parlerez point, si ce n’est à la femme que vous voudriez épouser, du don que voici. Elle me charge de me consulter avec vous pour le placement ou pour le dépôt et me prie de vous prêter mon nom, au besoin, pour que l’affaire soit tenue secrète. Je ferai là-dessus ce que vous voudrez; mais il m’est enjoint de ne vous livrer l’argent qu’en échange de votre parole de ne rien dire et de ne rien faire qui puisse éventer le secret. On sait qu’on peut compter sur votre foi; voulez-vous la donner?
François prêta serment et laissa l’argent à M. le curé, en le priant de le faire valoir comme il l’entendrait; car il connaissait ce prêtre-là pour un bon et il en est d’eux comme des femmes, qui sont toute bonté ou toute chétivité.
Le champi s’en vint à la maison plus triste que joyeux. Il pensait à sa mère et il eût bien donné les quatre mille francs pour la voir et l’embrasser. Mais il se disait aussi qu’elle venait peut-être de décéder et que son présent était une de ces dispositions qu’on prend à l’article de la mort; et cela le rendait encore plus sérieux, d’être privé de porter son deuil et de lui faire dire des messes. Morte ou vivante, il pria le bon Dieu pour elle, afin qu’il lui pardonnât l’abandon qu’elle avait fait de son enfant, comme son enfant le lui pardonnait de grand cœur, priant Dieu aussi de lui pardonner les siennes fautes pareillement.
Il tâcha bien de ne rien laisser paraître; mais pour plus d’une quinzaine il fut comme enterré dans des rêvasseries aux heures de son repas, et les Vertaud s’en émerveillèrent.
– Ce garçon ne nous dit pas toutes ses pensées, observait le meunier. Il faut qu’il ait l’amour en tête.
– C’est peut-être pour moi, pensait la fille, et il est trop délicat pour s’en confesser. Il a peur qu’on ne le croie affolé de ma richesse plus que de ma personne; et tout ce qu’il fait, c’est pour empêcher qu’on ne devine son souci.
Là-dessus, elle se mit en tête de séduire sa faroucheté et elle l’amignonna si honnêtement en paroles et en quarts d’œil qu’il en fut un peu secoué au milieu de ses ennuis.
Et, par moments, il se disait qu’il était assez riche pour secourir Madeleine en cas de malheur et qu’il pouvait bien se marier avec une fille qui ne lui réclamait point de fortune. Il ne se sentait point affolé d’aucune femme; mais il voyait les bonnes qualités de Jeannette Vertaud, et il craignait de montrer un mauvais cœur en ne répondant point à ses intentions. Par moments son chagrin lui faisait peine, et il avait quasiment envie de l’en consoler.
Mais voilà que tout d’un coup, à un voyage qu’il fit à Crevant pour les affaires de son maître, il rencontra un cantonnier-piqueur qui était domicilié vers Presles et qui lui apprit la mort de Cadet Blanchet, ajoutant qu’il laissait un grand embrouillas dans ses affaires et qu’on ne savait si sa veuve s’en tirerait à bien ou à mal.
François n’avait point sujet d’aimer ni de regretter maître Blanchet. Et si, il avait tant de religion dans le cœur, qu’en écoutant la nouvelle de sa mort il eut les yeux moites et la tête lourde comme s’il allait pleurer; il songeait que Madeleine le pleurait à cette heure, lui pardonnant tout et ne se souvenant de rien, sinon qu’il était le père de son enfant. Et le regret de Madeleine lui répondait dans l’esprit et le forçait à pleurer aussi pour le chagrin qu’elle devait avoir.
Il eut envie de remonter sur son cheval et de courir auprès d’elle; mais il pensa devoir en demander la permission à son maître.