– Eh bien! tu vas te coucher à présent, dit François, et j’attendrai ici la demoiselle pour lui montrer qu’il y en a qui se couchent plus tard qu’elle et qui sont levés plus matin. Je m’occuperai à examiner les papiers du défunt et ceux que les huissiers ont apportés depuis sa mort. Où sont-ils?
– Là, dans le coffre à Madeleine, dit Catherine. Je vas vous allumer la lampe, François. Allons, bon courage, et tâchez de nous tirer d’embarras, puisque vous vous connaissez dans les écritures.
Et elle s’en fut coucher, obéissant au champi comme au maître de la maison, tant il est vrai de dire que celui qui a bonne tête et bon cœur commande partout et que c’est son droit.
XIX
Avant que de se mettre à l’ouvrage, François, dès qu’il fut seul avec Madeleine et Jeannie, car le jeune gars couchait toujours dans la même chambre que sa mère, s’en vint regarder comment dormait la malade, et il trouva qu’elle avait bien meilleure façon qu’à son arrivée. Il fut content de penser qu’elle n’aurait pas besoin de médecin, et que lui tout seul, par la consolation qu’il lui donnerait, il lui sauverait sa santé et son sort.
Il se mit à examiner les papiers, et fut bientôt au fait de ce que prétendait la Sévère et de ce qu’il restait de bien à Madeleine pour la contenter. En outre de tout ce que la Sévère avait mangé et fait manger à Cadet Blanchet, elle prétendait encore être créancière de deux cents pistoles, et Madeleine n’avait guère plus de son propre bien, réuni à l’héritage laissé à Jeannie par Blanchet, héritage qui se réduisait au moulin et à ses dépendances: c’est comme qui dirait la cour, le pré, les bâtiments, le jardin, la chènevière et la plantation; car tous les champs et toutes les autres terres avaient fondu comme neige dans les mains de Cadet Blanchet.
– Dieu merci! pensa François, j’ai quatre cents pistoles chez monsieur le curé d’Aigurande, et en supposant que je ne puisse pas mieux faire, Madeleine conservera du moins sa demeurance, le produit de son moulin et ce qui reste de sa dot. Mais je crois bien qu’on pourra s’en tirer à moins. D’abord, savoir si les billets souscrits par Blanchet à la Sévère n’ont pas été extorqués par ruse et gueuserie, ensuite faire un coup de commerce sur les terres vendues. Je sais bien comment ces affaires-là se conduisent et, d’après les noms des acquéreurs, je mettrais ma main au feu que je vas trouver par là le nid aux écus.
La chose était que Blanchet, deux ou trois ans avant sa fin, pressé d’argent et affoulé de mauvaises dettes envers la Sévère, avait vendu à bas prix et à quiconque s’était présenté, faisant par là passer ses créances à la Sévère et croyant se débarrasser d’elle et des compères qui l’avaient aidée à le ruiner. Mais il était advenu ce qu’on voit souvent dans la vente au détail. Quasi tous ceux qui s’étaient pressés d’acheter, alléchés par la bonne senteur de la terre fromentale, n’avaient sou ni maille pour payer, et c’est à grand’peine qu’ils soldaient les intérêts. Ça pouvait durer comme cela dix et vingt ans; c’était de l’argent placé pour la Sévère et ses compagnons, mais mal placé, et elle en murmurait fort contre la grande hâte de Cadet Blanchet, craignant bien de n’être jamais payée. Du moins voilà comment elle disait; mais c’était une spéculation comme une autre. Le paysan, serait-il sur la paille, sert toujours l’intérêt, tant il redoute de lâcher le morceau qu’il tient et que le créancier peut reprendre s’il est mal content.
Nous savons bien tous la chose, bonnes gens, et plus d’une fois il nous arrive de nous enrichir à rebours en achetant du beau bien à bas prix. Si bas qu’il soit, c’est trop pour nous. Nous avons les yeux de la convoitise plus grands que notre bourse n’a le ventre gros, et nous nous donnons bien du mal pour cultiver un champ dont le revenu ne couvre pas la moitié de l’intérêt que réclame le vendeur; et quand nous y avons pioché et sué pendant la moitié de notre pauvre vie, nous sommes ruinés et il n’y a que la terre qui se soit enrichie de nos peines et labeurs. Elle vaut le double, et c’est le moment pour nous de la vendre. Si nous la vendions bien, nous serions sauvés; mais il n’en est point ainsi. Les intérêts nous ont mis si bien à sec qu’il faut se presser, vendre à tout prix. Si nous regimbons, les tribunaux nous y forcent, et le premier vendeur, s’il est encore en vie, ou ses ayants cause et héritiers reprennent leur bien comme ils le trouvent; c’est-à-dire que pendant longues années ils ont placé leur terre en nos mains à 8 et 10 du 100, et qu’ils en font la recouvrance lorsqu’elle vaut le double par l’effet de nos soins, d’une bonne culture qui ne leur a coûté ni peine ni dépense, et aussi par l’effet du temps qui va toujours donnant de la valeur à la propriété. Ainsi nous allons toujours à être mangées, pauvres ablettes, par les gros poissons qui nous font la chasse, toujours punis de nos convoitises et simples comme devant.
Par ainsi, la Sévère avait son argent placé à bonne hypothèque sur sa propre terre, et à beaux intérêts. Mais elle n’en tenait pas moins sous sa griffe la succession de Cadet Blanchet, parce qu’elle l’avait si bien conduit qu’il s’était engagé pour les acquéreurs de ses terres et qu’il était resté caution pour eux du paiement.
En voyant toute cette manigance, François pourpensait au moyen de ravoir les terres à bon marché sans ruiner personne, et de jouer un bon tour à la Sévère et à sa clique en faisant manquer leur spéculation.
La chose n’était point aisée. Il avait de l’argent en suffisance pour ravoir quasiment le tout au prix de vente. La Sévère ni personne ne pouvait refuser le remboursement; ceux qui avaient acheté avaient tous profit à revendre bien vite et à se débarrasser de leur ruine à venir; car je vous le dis, jeunes et vieux à qui je parle, une terre achetée à crédit, c’est une patente de cherche-pain pour vos vieux jours. Mais j’aurai beau vous le dire, vous n’en aurez pas moins la maladie achetouère. Personne ne peut voir au soleil la fumée d’un sillon labouré sans avoir la chaude fièvre d’en être le seigneur. Et voilà ce que François redoutait fort: c’est cette chaude fièvre du paysan qui ne veut pas se départir de sa glèbe.
Connaissez-vous ça, la glèbe, enfants? Il a été un temps où l’on en parlait grandement dans nos paroisses. On disait que les anciens seigneurs nous avaient attachés à cela pour nous faire périr à force de suer, mais que la Révolution avait coupé le câble et que nous ne tirions plus comme des bœufs à la charrue du maître; la vérité est que nous nous sommes liés nous-mêmes à notre propre areau et que nous n’y suons pas moins, et que nous y périssons tout de même.
Le remède, à ce que prétendent les bourgeois de chez nous, serait de n’avoir jamais besoin ni envie de rien. Et dimanche passé je fis réponse à un qui me prêchait ça très bien, que si nous pouvions être assez raisonnables, nous autres petites gens, pour ne jamais manger, toujours travailler, point dormir, et boire de la belle eau clairette, encore si les grenouilles ne s’en fâchaient point, nous arriverions à une belle épargne, et on nous trouverait sages et gentils à grand’plantée de compliments.
Suivant la chose comme vous et moi, François le champi se tabustait beaucoup la cervelle pour trouver le moyen par où décider les acheteurs à lui revendre. Et celui qu’il trouva à la parfin, ce fut de leur couler dans l’oreille un beau petit mensonge, comme quoi la Sévère avait l’air, plus que la chanson, d’être riche; qu’elle avait plus de dettes qu’il n’y a de trous dans un crible, et qu’au premier beau matin ses créanciers allaient faire saisie sur toutes ses créances comme sur tout son avoir. Il leur dirait la chose en confidence, et quand il les aurait bien épeurés, il ferait agir Madeleine Blanchet avec son argent à lui pour ravoir les terres au prix de vente.