– Hélas! répondis-je, je me suis beaucoup préoccupé de cela. J’ai vu et j’ai senti par moi-même, avec tous les êtres civilisés, que la vie primitive était le rêve, l’idéal de tous les hommes et de tous les temps. Depuis les bergers de Longus jusqu’à Trianon, la vie pastorale est un Eden parfumé où les âmes tourmentées et lassées du tumulte du monde ont essayé de se réfugier. L’art, ce grand flatteur, ce chercheur complaisant de consolations pour les gens heureux, a traversé une suite ininterrompue de bergeries. Et sous ce titre: Histoire de Bergeries, j’ai souvent désiré de faire un livre d’érudition et de critique où j’aurais passé en revue tous ces différents rêves champêtres dont les hautes classes se sont nourries avec passion.
«J’aurais suivi leurs modifications toujours en rapport inverse de la dépravation des mœurs, et se faisant pures et sentimentales d’autant plus que la société était corrompue et impudente. Je voudrais pouvoir commander ce livre à un écrivain plus capable que moi de le faire, et je le lirais ensuite avec plaisir. Ce serait un traité d’art complet, car la musique, la peinture, l’architecture, la littérature dans toutes ses formes: théâtre, poème, roman, églogue, chanson; les modes, les jardins, les costumes même, tout a subi l’engouement du rêve pastoral. Tous ces types de l’âge d’or, ces bergères qui sont des nymphes et puis des marquises, ces bergères de l’Astrée qui passent par le Lignon de Florian, qui portent de la poudre et du satin sous Louis XV, et auxquels Sedaine commence, à la fin de la monarchie, à donner des sabots, sont tous plus ou moins faux, et aujourd’hui ils nous paraissent niais et ridicules. Nous en avons fini avec eux, nous n’en voyons plus guère que sous forme de fantômes à l’Opéra, et pourtant ils ont régné sur les cours et ont fait les délices des rois qui leur empruntaient la houlette et la panetière.
Je me suis demandé souvent pourquoi il n’y avait plus de bergers, car nous ne nous sommes pas tellement passionnés pour le vrai dans ces derniers temps, que nos arts et notre littérature soient en droit de mépriser ces types de convention plutôt que ceux que la mode inaugure. Nous sommes aujourd’hui à l’énergie et à l’atrocité, et nous brodons sur le canevas de ces passions des ornements qui seraient d’un terrible à faire dresser les cheveux sur la tête, si nous pouvions les prendre au sérieux.
– Si nous n’avons plus de bergers, reprit mon ami, si la littérature n’a plus cet idéal faux qui valait bien celui d’aujourd’hui, ne serait-ce pas une tentative que l’art fait, à son insu, pour se niveler, pour se mettre à la portée de toutes les classes d’intelligences? Le rêve de l’égalité jeté dans la société ne pousse-t-il pas l’art à se faire brutal et fougueux, pour réveiller les instincts et les passions qui sont communs à tous les hommes, de quelque rang qu’ils soient? On n’arrive pas au vrai encore. Il n’est pas plus dans le réel enlaidi que dans l’idéal pomponné; mais on le cherche, cela est évident, et si on le cherche mal, on n’en est que plus avide de le trouver. Voyons: le théâtre, la poésie et le roman ont quitté la houlette pour prendre le poignard, et quand ils mettent en scène la vie rustique, ils lui donnent un certain caractère de réalité qui manquait aux bergeries du temps passé. Mais la poésie n’y est guère, et je m’en plains; et je ne vois pas encore le moyen de relever l’idéal champêtre sans le farder ou le noircir. Tu y as souvent songé, je le sais; mais peux-tu réussir?
– Je ne l’espère point, répondis-je, car la forme me manque, et le sentiment que j’ai de la simplicité rustique ne trouve pas de langage pour s’exprimer. Si je fais parler l’homme des champs comme il parle, il faut une traduction en regard pour le lecteur civilisé, et si je le fais parler comme nous parlons, j’en fais un être impossible, auquel il faut supposer un ordre d’idées qu’il n’a pas.
– Et puis, quand même tu le ferais parler comme il parle, ton langage à toi ferait à chaque instant un contraste désagréable; tu n’es pas pour moi à l’abri de ce reproche. Tu peins une fille des champs, tu l’appelles Jeanne et tu mets dans sa bouche des paroles qu’à la rigueur elle peut dire. Mais toi, romancier, qui veux faire partager à tes lecteurs l’attrait que tu éprouves à peindre ce type, tu la compares à une druidesse, à Jeanne d’Arc, que sais-je? Ton sentiment et ton langage font avec les siens un effet disparate comme la rencontre de tons criards dans un tableau; et ce n’est pas ainsi que je peux entrer tout à fait dans la nature, même en l’idéalisant. Tu as fait, depuis, une meilleure étude du vrai dans la Mare au Diable. Mais je ne suis pas encore content; l’auteur y montre encore de temps en temps le bout de l’oreille; il s’y trouve des mots d’auteur, comme dit Henri Monnier, artiste qui a réussi à être vrai dans la charge et qui, par conséquent, a résolu le problème qu’il s’était posé. Je sais que ton problème à toi n’est pas plus facile à résoudre. Mais il faut encore essayer, sauf à ne pas réussir; les chefs-d’œuvre ne sont jamais que des tentatives heureuses. Console-toi de ne pas faire de chefs-d’œuvre, pourvu que tu fasses des tentatives consciencieuses.
– J’en suis consolé d’avance, répondis-je, et je recommencerai quand tu voudras; conseille-moi.
– Par exemple, dit-il, nous avons assisté hier à une veillée rustique à la ferme. Le chanvreur a conté des histoires jusqu’à deux heures du matin. La servante du curé l’aidait ou le reprenait; c’était une paysanne un peu cultivée; lui, un paysan inculte, mais heureusement doué et fort éloquent à sa manière. À eux deux, ils nous ont raconté une histoire vraie, assez longue, et qui avait l’air d’un roman intime. L’as-tu retenue?
– Parfaitement, et je pourrais la redire mot à mot dans leur langage.
– Mais leur langage exige une traduction; il faut écrire en français, et ne pas se permettre un mot qui ne le soit pas, à moins qu’il ne soit si intelligible qu’une note devienne inutile pour le lecteur.
– Je le vois, tu m’imposes un travail à perdre l’esprit, et dans lequel je ne me suis jamais plongé que pour en sortir mécontent de moi-même et pénétré de mon impuissance.
– N’importe! tu t’y plongeras encore, car je vous connais, vous autres artistes; vous ne vous passionnez que devant les obstacles et vous faites mal ce que vous faites sans souffrir. Tiens, commence, raconte-moi l’histoire du Champi, non pas telle que je l’ai entendue avec toi. C’était un chef-d’œuvre de narration pour nos esprits et pour nos oreilles du terroir. Mais raconte-la-moi comme si tu avais à ta droite un Parisien parlant la langue moderne, et à ta gauche un paysan devant lequel tu ne voudrais pas dire une phrase, un mot où il ne pourrait pas pénétrer. Ainsi tu dois parler clairement pour le Parisien, naïvement pour le paysan. L’un te reprochera de manquer de couleur, l’autre d’élégance. Mais je serai là aussi; moi qui cherche par quel rapport l’art, sans cesser d’être l’art pour tous, peut entrer dans le mystère de la simplicité primitive et communiquer à l’esprit le charme répandu dans la nature.
– C’est donc une étude que nous allons faire à nous deux?
– Oui, car je t’arrêterai où tu broncheras.
– Allons, asseyons-nous sur ce tertre jonché de serpolet. Je commence; mais auparavant permets que, pour m’éclaircir la voix, je fasse quelques gammes.
– Qu’est-ce à dire? je ne te savais pas chanteur.