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Quand tout fut lavé, le linge mouillé était devenu plus lourd de moitié et elle ne put emporter le tout. Elle laissa son battoir et une partie de sa provision au bord de l’eau, se promettant de réveiller le champi lorsqu’elle reviendrait de la maison, où elle porta de suite tout ce qu’elle put prendre avec elle. Madeleine Blanchet n’était ni grande ni forte. C’était une très jolie femme, d’un fier courage, et renommée pour sa douceur et son bon sens.

Quand elle ouvrit la porte de sa maison, elle entendit sur le petit pont de l’écluse un bruit de sabots qui courait après elle et, en se virant, elle vit le champi qui l’avait rattrapée et qui lui apportait son battoir, son savon, le reste de son linge et son chéret de laine.

– Oh! Oh! dit-elle en lui mettant la main sur l’épaule, tu n’es pas si bête que je croyais, toi, car tu es serviable, et celui qui a bon cœur n’est jamais sot. Entre, mon enfant, viens te reposer. Voyez ce pauvre petit! il porte plus lourd que lui-même!

«Tenez, mère, dit-elle à la vieille meunière qui lui présentait son enfant bien frais et tout souriant, voilà un pauvre champi qui a l’air malade. Vous qui vous connaissez à la fièvre, il faudrait tâcher de le guérir.

– Ah! c’est la fièvre de misère! répondit la vieille en regardant François; ça se guérirait avec de la bonne soupe; mais ça n’en a pas. C’est le champi à cette femme qui a emménagé d’hier. C’est la locataire à ton homme, Madeleine. Ça paraît bien malheureux, et je crains que ça ne paie pas souvent.

Madeleine ne répondit rien. Elle savait que sa belle-mère et son mari avaient peu de pitié et qu’ils aimaient l’argent plus que le prochain. Elle allaita son enfant et, quand la vieille fut sortie pour aller chercher ses oies, elle prit François par la main, Jeannie sur son autre bras, et s’en fut avec eux chez la Zabelle.

La Zabelle, qui se nommait en effet Isabelle Bigot, était une vieille fille de cinquante ans, aussi bonne qu’on peut l’être pour les autres quand on n’a rien à soi et qu’il faut toujours trembler pour sa pauvre vie. Elle avait pris François, au sortir de nourrice, d’une femme qui était morte à ce moment-là, et elle l’avait élevé depuis, pour avoir tous les mois quelques pièces d’argent blanc et pour faire de lui son petit serviteur; mais elle avait perdu ses bêtes et elle devait en acheter d’autres à crédit dès qu’elle pourrait, car elle ne vivait pas d’autre chose que d’un petit lot de brebiage et d’une douzaine de poules qui, de leur côté, vivaient sur le communal. L’emploi de François, jusqu’à ce qu’il eût gagné l’âge de la première communion, devait être de garder ce pauvre troupeau sur le bord des chemins; après quoi on le louerait comme on pourrait, pour être porcher ou petit valet de charrue et, s’il avait de bons sentiments, il donnerait à sa mère par adoption une partie de son gage.

On était au lendemain de la Saint-Martin et la Zabelle avait quitté Mers, laissant sa dernière chèvre en paiement d’un reste dû sur son loyer. Elle venait habiter la petite locature dépendante du moulin du Cormouer, sans autre objet de garantie qu’un grabat, deux chaises, un bahut et quelques vaisseaux de terre. Mais la maison était si mauvaise, si mal close et de si chétive valeur, qu’il fallait la laisser déserte ou courir les risques attachés à la pauvreté des locataires.

Madeleine causa avec la Zabelle et vit bientôt que ce n’était pas une mauvaise femme, qu’elle ferait en conscience tout son possible pour payer et qu’elle ne manquait pas d’affection pour son champi. Mais elle avait pris l’habitude de le voir souffrir en souffrant elle-même, et la compassion que la riche meunière témoignait à ce pauvre enfant lui causa d’abord plus d’étonnement que de plaisir.

Enfin, quand elle fut revenue de sa surprise et qu’elle comprit que Madeleine ne venait pas pour lui demander mais pour lui rendre service, elle prit confiance, lui conta longuement toute son histoire, qui ressemblait à celle de tous les malheureux, et lui fit grand remerciement de son intérêt. Madeleine l’avertit qu’elle ferait tout son possible pour la secourir; mais elle la pria de n’en jamais parler à personne, avouant qu’elle ne pourrait l’assister qu’en cachette et qu’elle n’était pas sa maîtresse à la maison.

Elle commença par laisser à la Zabelle son chéret de laine, en lui faisant donner promesse de le couper dès le même soir pour en faire un habillement au champi, et de n’en pas montrer les morceaux avant qu’il fût cousu. Elle vit bien que la Zabelle s’y engageait à contre-cœur et qu’elle trouvait le chéret bien bon et bien utile pour elle-même. Elle fut obligée de lui dire qu’elle l’abandonnerait si, dans trois jours, elle ne voyait pas le champi chaudement vêtu.

– Croyez-vous donc, ajouta-t-elle, que ma belle-mère qui a l’œil à tout, ne reconnaîtrait pas mon chéret sur vos épaules? Vous voudriez donc me faire avoir des ennuis? Comptez que je vous assisterai autrement encore si vous êtes un peu secrète dans ces choses-là. Et puis, écoutez: votre champi a la fièvre et, si vous ne le soignez pas bien, il mourra.

– Croyez-vous? dit la Zabelle; ça serait une peine pour moi, car cet enfant-là, voyez-vous, est d’un cœur comme on n’en trouve guère; ça ne se plaint jamais et c’est aussi soumis qu’un enfant de famille; c’est tout le contraire des autres champis, qui sont terribles et tabâtres, et qui ont toujours l’esprit tourné à la malice.

– Parce qu’on les rebute et parce qu’on les maltraite. Si celui-là est bon, c’est que vous êtes bonne pour lui, soyez-en assurée.

– C’est la vérité, reprit la Zabelle; les enfants ont plus de connaissance qu’on ne croit. Tenez, celui-là n’est pas malin, et pourtant il sait très bien se rendre utile. Une fois que j’étais malade l’an passé (il n’avait que cinq ans), il m’a soignée comme ferait une personne.

– écoutez, dit la meunière: vous me l’enverrez tous les matins et tous les soirs, à l’heure où je donnerai la soupe à mon petit. J’en ferai trop, et il mangera le reste; on n’y prendra pas garde.

– Oh! c’est que je n’oserai pas vous le conduire, et de lui-même il n’aura jamais l’esprit de savoir l’heure.

– Faisons une chose. Quand la soupe sera prête, je poserai ma quenouille sur le pont de l’écluse. Tenez, d’ici ça se verra très bien. Alors, vous enverrez l’enfant avec un sabot dans la main, comme pour chercher du feu, et puisqu’il mangera ma soupe, toute la vôtre vous restera. Vous serez mieux nourris tous les deux.

– C’est juste, répondit la Zabelle. Je vois que vous êtes une femme d’esprit, et j’ai du bonheur d’être venue ici. On m’avait fait grand’peur de votre mari qui passe pour être un rude homme, et si j’avais pu trouver ailleurs, je n’aurais pas pris sa maison, d’autant plus qu’elle est mauvaise et qu’il en demande beaucoup d’argent. Mais je vois que vous êtes bonne au pauvre monde et que vous m’aiderez à élever mon champi. Ah! si la soupe pouvait lui couper sa fièvre! Il ne me manquerait plus que de perdre cet enfant-là! C’est un pauvre profit, et tout ce que je reçois de l’hospice passe à son entretien. Mais je l’aime comme mon enfant, parce que je vois qu’il est bon et qu’il m’assistera plus tard. Savez-vous qu’il est beau pour son âge et qu’il sera de bonne heure en état de travailler?

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