Et que Dieu se serait, dans son immensité,
Donné pour tout plaisir, pendant l’éternité,
D’entendre bégayer une sourde-muette?
Non, l’abîme est un prêtre et l’ombre est un poëte;
Non, tout est une voix et tout est un parfum;
Tout dit dans l’infini quelque chose à quelqu’un;
Une pensée emplit le tumulte superbe.
Dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler le Verbe.
Tout, comme toi, gémit, ou chante comme moi;
Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
Tout parle? Écoute bien. C’est que vents, ondes, flammes,
Arbres, roseaux, rochers, tout vit!
Tout est plein d’âmes.
Mais comment? Oh! voilà le mystère inouï.
Puisque tu ne t’es pas en route évanoui,
Causons.
*
Dieu n’a créé que l’être impondérable.
Il le fit radieux, beau, candide, adorable,
Mais imparfait; sans quoi, sur la même hauteur,
La créature étant égale au créateur,
Cette perfection, dans l’infini perdue,
Se serait avec Dieu mêlée et confondue,
Et la création, à force de clarté,
En lui serait rentrée et n’aurait pas été.
La création sainte où rêve le prophète,
Pour être, ô profondeur! devait être imparfaite.
Donc, Dieu fit l’univers, l’univers fit le mal.
L’être créé, paré du rayon baptismal,
En des temps dont nous seuls conservons la mémoire,
Planait dans la splendeur sur des ailes de gloire;
Tout était chant, encens, flamme, éblouissement;
L’être errait, aile d’or, dans un rayon charmant,
Et de tous les parfums tour à tour était l’hôte;
Tout nageait, tout volait.
Or, la première faute
Fut le premier poids.
Dieu sentit une douleur.
Le poids prit une forme, et, comme l’oiseleur
Fuit emportant l’oiseau qui frisonne et qui lutte,
Il tomba, traînant l’ange éperdu dans sa chute.
Le mal était fait. Puis tout alla s’aggravant;
Et l’éther devint l’air, et l’air devint le vent;
L’ange devint l’esprit, et l’esprit devint l’homme.
L’âme tomba, des maux multipliant la somme,
Dans la brute, dans l’arbre, et même, au-dessous d’eux,
Dans le caillou pensif, cet aveugle hideux.
Êtres vils qu’à regret les anges énumèrent!
Et de tous ces amas des globes se formèrent,
Et derrière ces blocs naquit la sombre nuit.
Le mal, c’est la matière. Arbre noir, fatal fruit.
*
Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre?
Cette forme de toi, rampante, horrible, sombre,
Qui, liée à tes pas comme un spectre vivant,
Va tantôt en arrière et tantôt en avant,
Qui se mêle à la nuit, sa grande sœur funeste,
Et qui contre le jour, noire et dure, proteste,
D’où vient-elle? De toi, de ta chair, du limon
Dont l’esprit se revêt en devenant démon;
De ce corps qui, créé par ta faute première,
Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière;
De ta matière, hélas! de ton iniquité.
Cette ombre dit: – Je suis l’être d’infirmité;
Je suis tombé déjà; je puis tomber encore. -
L’ange laisse passer à travers lui l’aurore;
Nul simulacre obscur ne suit l’être aromal;
Homme, tout ce qui fait de l’ombre a fait le mal.
*
Maintenant, c’est ici le rocher fatidique,
Et je vais t’expliquer tout ce que je t’indique;
Je vais t’emplir les yeux de nuit et de lueurs.
Prépare-toi, front triste, aux funèbres sueurs.
Le vent d’en haut sur moi passe, et, ce qu’il m’arrache,
Je te le jette; prends, et vois.
Et, d’abord, sache
Que le monde où tu vis est un monde effrayant
Devant qui le songeur, sous l’infini ployant,
Lève les bras au ciel et recule terrible.
Ton soleil est lugubre et ta terre est horrible.
Vous habitez le seuil du monde châtiment.
Mais vous n’êtes pas hors de Dieu complètement;
Dieu, soleil dans l’azur, dans la cendre étincelle,
N’est hors de rien, étant la fin universelle;
L’éclair est son regard, autant que le rayon;
Et tout, même le mal, est la création,
Car le dedans du masque est encor la figure.
– Ô sombre aile invisible à l’immense envergure!
Esprit! esprit! esprit! m’écriai-je éperdu.
Le spectre poursuivit sans m’avoir entendu:
*
Faisons un pas de plus dans ces choses profondes.
Homme, tu veux, tu fais, tu construis et tu fondes,
Et tu dis: – Je suis seul, car je suis le penseur.
L’univers n’a que moi dans sa morne épaisseur.
En deçà, c’est la nuit; au delà, c’est le rêve.
L’idéal est un œil que la science crève.
C’est moi qui suis la fin et qui suis le sommet. -
Voyons; observes-tu le bœuf qui se soumet?
Écoutes-tu le bruit de ton pas sur les marbres?
Interroges-tu l’onde? et, quand tu vois des arbres,
Parles-tu quelquefois à ces religieux?
Comme sur le versant d’un mont prodigieux,
Vaste mêlée aux bruits confus, du fond de l’ombre,
Tu vois monter à toi la création sombre.
Le rocher est plus loin, l’animal est plus près.
Comme le faîte altier et vivant, tu parais!
Mais, dis, crois-tu que l’être illogique nous trompe?
L’échelle que tu vois, crois-tu qu’elle se rompe?
Crois-tu, toi dont les sens d’en haut sont éclairés,
Que la création qui, lente et par degrés,
S’élève à la lumière, et, dans sa marche entière,
Fait de plus de clarté luire moins de matière
Et mêle plus d’instincts au monstre décroissant,
Crois-tu que cette vie énorme, remplissant
De souffles le feuillage et de lueurs la tête,
Qui va du roc à l’arbre et de l’arbre à la bête,
Et de la pierre à toi monte insensiblement,
S’arrête sur l’abîme à l’homme, escarpement?
Non, elle continue, invincible, admirable,
Entre dans l’invisible et dans l’impondérable,
Y disparaît pour toi, chair vile, emplit l’azur
D’un monde éblouissant, miroir du monde obscur,
D’êtres voisins de l’homme et d’autres qui s’éloignent,
D’esprits purs, de voyants dont les splendeurs témoignent,
D’anges faits de rayons comme l’homme d’instincts;
Elle plonge à travers les cieux jamais atteints,
Sublime ascension d’échelles étoilées,
Des démons enchaînés monte aux âmes ailées,
Fait toucher le front sombre au radieux orteil,
Rattache l’astre esprit à l’archange soleil,
Relie, en traversant des millions de lieues,
Les groupes constellés et les légions bleues,
Peuple le haut, le bas, les bords et le milieu,
Et dans les profondeurs s’évanouit en Dieu!
Cette échelle apparaît vaguement dans la vie
Et dans la mort. Toujours les justes l’ont gravie:
Jacob en la voyant, et Caton sans la voir.
Ses échelons sont deuil, sagesse, exil, devoir.
Et cette échelle vient de plus loin que la terre.
Sache qu’elle commence aux mondes du mystère,
Aux mondes des terreurs et des perditions;
Et qu’elle vient, parmi les pâles visions,
Du précipice où sont les larves et les crimes,
Où la création, effrayant les abîmes,
Se prolonge dans l’ombre en spectre indéfini.
Car, au-dessous du globe où vit l’homme banni,
Hommes, plus bas que vous, dans le nadir livide,
Dans cette plénitude horrible qu’on croit vide,
Le mal, qui par la chair, hélas! vous asservit,
Dégorge une vapeur monstrueuse qui vit!
Là, sombre et s’engloutit, dans des flots de désastres,
L’hydre Univers tordant son corps écaillé d’astres;