L’opprobre, ce cachot d’où l’auréole sort,
Le cul de basse-fosse où nous jette le sort,
Le fond noir de l’épreuve où le malheur nous traîne,
Sont le comble éclatant de la grandeur sereine.
Et, quand, dans le supplice où nous devons lutter,
Le lâche destin va jusqu’à nous insulter,
Quand sur nous il entasse outrage, rire, blâme,
Et tant de contre-sens entre le sort et l’âme
Que notre vie arrive à la difformité,
La laideur de l’épreuve en devient la beauté.
C’est Samson à Gaza, c’est Épictète à Rome;
L’abjection du sort fait la gloire de l’homme.
Plus de brume ne fait que couvrir plus d’azur.
Ce que l’homme ici-bas peut avoir de plus pur,
De plus beau, de plus noble en ce monde où l’on pleure,
C’est chute, abaissement, misère extérieure,
Acceptés pour garder la grandeur du dedans.
Oui, tous les chiens de l’ombre autour de vous grondants,
Le blâme ingrat, la haine aux fureurs coutumière;
Oui, tomber dans la nuit quand c’est pour la lumière,
Faire horreur, n’être plus qu’un ulcère, indigner
L’homme heureux, et qu’on raille en vous voyant saigner,
Et qu’on marche sur vous, qu’on vous crache au visage,
Quand c’est pour la vertu, pour le vrai, pour le sage,
Pour le bien, pour l’honneur, il n’est rien de plus doux.
Quelle splendeur qu’un juste abandonné de tous,
N’ayant plus qu’un haillon dans le mal qui le mine,
Et jetant aux dédains, au deuil, à la vermine,
À sa plaie, aux douleurs, de tranquilles défis!
Même quand Prométhée est là, Job, tu suffis
Pour faire le fumier plus haut que le Caucase.
Le juste, méprisé comme un ver qu’on écrase,
M’éblouit d’autant plus que nous le blasphémons.
Ce que les froids bourreaux à faces de démons
Mêlent avec leur main monstrueuse et servile
À l’exécution pour la rendre plus vile,
Grandit le patient au regard de l’esprit.
Ô croix! les deux voleurs sont deux rayons du Christ!
*
Ainsi, tous les souffrants m’ont apparu splendides,
Satisfaits, radieux, doux, souverains, candides,
Heureux, la plaie au sein, la joie au cœur; les uns
Jetés dans la fournaise et devenant parfums,
Ceux-là jetés aux nuits et devenant aurores;
Les croyants, dévorés dans les cirques sonores,
Râlaient un chant, aux pieds des bêtes étouffés;
Les penseurs souriaient aux noirs autodafés,
Aux glaives, aux carcans, aux chemises de soufre;
Et je me suis alors écrié: Qui donc souffre?
Pour qui donc, si le sort, ô Dieu, n’est pas moqueur,
Toute cette pitié que tu m’as mise au cœur?
Qu’en dois-je faire? à qui faut-il que je la garde?
Où sont les malheureux? – et Dieu m’a dit: – Regarde.
*
Et j’ai vu des palais, des fêtes, des festins,
Des femmes qui mêlaient leurs blancheurs aux satins,
Des murs hautains ayant des jaspes pour écorces,
Des serpents d’or roulés dans des colonnes torses,
Avec de vastes dais pendant aux grands plafonds;
Et j’entendais chanter: – Jouissons! triomphons! -
Et les lyres, les luths, les clairons dont le cuivre
À l’air de se dissoudre en fanfare et de vivre,
Et l’orgue, devant qui l’ombre écoute et se tait,
Tout un orchestre énorme et monstrueux chantait;
Et ce triomphe était rempli d’hommes superbes
Qui riaient et portaient toute la terre en gerbes,
Et dont les fronts dorés, brillants, audacieux,
Fiers, semblaient s’achever en astres dans les cieux.
Et, pendant qu’autour d’eux des voix criaient: – Victoire
À jamais! à jamais force, puissance et gloire!
Et fête dans la ville! et joie à la maison! -
Je voyais, au-dessus du livide horizon,
Trembler le glaive immense et sombre de l’archange.
Ils s’épanouissaient dans une aurore étrange,
Ils vivaient dans l’orgueil comme dans leur cité,
Et semblaient ne sentir que leur félicité.
Et Dieu les a tous pris alors l’un après l’autre,
Le puissant, le repu, l’assouvi qui se vautre,
Le czar dans son Kremlin, l’iman au bord du Nil,
Comme on prend les petits d’un chien dans un chenil,
Et, comme il fait le jour sous les vagues marines,
M’ouvrant avec ses mains ces profondes poitrines,
Et, fouillant de son doigt de rayons pénétré
Leurs entrailles, leur foie et leurs reins, m’a montré
Des hydres qui rongeaient le dedans de ces âmes.
Et j’ai vu tressaillir ces hommes et ces femmes;
Leur visage riant comme un masque est tombé,
Et leur pensée, un monstre effroyable et courbé,
Une naine hagarde, inquiète, bourrue,
Assise sous leur crâne affreux, m’est apparue.
Alors, tremblant, sentant chanceler mes genoux,
Je leur ai demandé: «Mais qui donc êtes-vous?»
Et ces êtres n’ayant presque plus face d’homme
M’ont dit: «Nous sommes ceux qui font le mal; et, comme
«C’est nous qui le faisons, c’est nous qui le souffrons!»
*
Oh! le nuage vain des pleurs et des affronts
S’envole, et la douleur passe en criant: Espère!
Vous me l’avez fait voir et toucher, ô vous, Père,
Juge, vous le grand juste et vous le grand clément!
Le rire du succès et du triomphe ment;
Un invisible doigt caressant se promène
Sous chacun des chaînons de la misère humaine;
L’adversité soutient ceux qu’elle fait lutter;
L’indigence est un bien pour qui sait la goûter;
L’harmonie éternelle autour du pauvre vibre
Et le berce; l’esclave, étant une âme, est libre,
Et le mendiant dit: Je suis riche, ayant Dieu.
L’innocence aux tourments jette ce cri: C’est peu.
La difformité rit dans Ésope, et la fièvre
Dans Scarron; l’agonie ouvre aux hymnes sa lèvre;
Quand je dis: «La douleur est-elle un mal?» Zénon
Se dresse devant moi, paisible, et me dit: «Non.»
Oh! le martyre est joie et transport, le supplice
Est volupté, les feux du bûcher sont délice,
La souffrance est plaisir, la torture est bonheur;
Il n’est qu’un malheureux: c’est le méchant, Seigneur.
*
Aux premiers jours du monde, alors que la nuée,
Surprise, contemplait chaque chose créée,
Alors que sur le globe, où le mal avait crû,
Flottait une lueur de l’Eden disparu,
Quand tout encor semblait être rempli d’aurore,
Quand sur l’arbre du temps les ans venaient d’éclore,
Sur la terre, où la chair avec l’esprit se fond,
Il se faisait le soir un silence profond,
Et le désert, les bois, l’onde aux vastes rivages,
Et les herbes des champs, et les bêtes sauvages,
Émus, et les rochers, ces ténébreux cachots,
Voyaient, d’un antre obscur couvert d’arbres si hauts
Que nos chênes auprès sembleraient des arbustes,
Sortir deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes.
C’étaient Ève aux cheveux blanchis, et son mari,
Le pâle Adam, pensif, par le travail meurtri,
Ayant la vision de Dieu sous sa paupière.
Ils venaient tous les deux s’asseoir sur une pierre,
En présence des monts fauves et soucieux,
Et de l’éternité formidable des cieux.
Leur œil triste rendait la nature farouche;
Et là, sans qu’il sortît un souffle de leur bouche,
Les mains sur leurs genoux et se tournant le dos,
Accablés comme ceux qui portent des fardeaux,
Sans autre mouvement de vie extérieure
Que de baisser plus bas la tête d’heure en heure,