La haine? Et j’ai vidé les poches de la vie.
Je n’ai trouvé dedans que deuil, misère, ennui.
J’ai vu le loup mangeant l’agneau, dire: Il m’a nui!
Le vrai boitant; l’erreur haute de cent coudées;
Tous les cailloux jetés à toutes les idées.
Hélas! j’ai vu la nuit reine, et, de fers chargés,
Christ, Socrate, Jean Huss, Colomb; les préjugés
Sont pareils aux buissons que dans la solitude
On brise pour passer: toute la multitude
Se redresse et vous mord pendant qu’on en courbe un.
Ah! malheur à l’apôtre et malheur au tribun!
On avait eu bien soin de me cacher l’histoire;
J’ai lu; j’ai comparé l’aube avec la nuit noire
Et les quatre-vingt-treize aux Saint-Barthélemy;
Car ce quatre-vingt-treize où vous avez frémi,
Qui dut être, et que rien ne peut plus faire éclore,
C’est la lueur de sang qui se mêle à l’aurore.
Les Révolutions, qui viennent tout venger,
Font un bien éternel dans leur mal passager.
Les Révolutions ne sont que la formule
De l’horreur qui, pendant vingt règnes s’accumule.
Quand la souffrance a pris de lugubres ampleurs;
Quand les maîtres longtemps ont fait, sur l’homme en pleurs,
Tourner le Bas-Empire avec le Moyen Age,
Du midi dans le nord formidable engrenage;
Quand l’histoire n’est plus qu’un tas noir de tombeaux,
De Crécys, de Rosbachs, becquetés des corbeaux;
Quand le pied des méchants règne et courbe la tête
Du pauvre partageant dans l’auge avec la bête;
Lorsqu’on voit aux deux bouts de l’affreuse Babel
Louis Onze et Tristan, Louis Quinze et Lebel;
Quand le harem est prince et l’échafaud ministre;
Quand toute chair gémit; quand la lune sinistre
Trouve qu’assez longtemps l’herbe humaine a fléchi,
Et qu’assez d’ossements aux gibets ont blanchi;
Quand le sang de Jésus tombe en vain, goutte à goutte,
Depuis dix-huit cents ans, dans l’ombre qui l’écoute;
Quand l’ignorance a même aveuglé l’avenir;
Quand, ne pouvant plus rien saisir et rien tenir,
L’espérance n’est plus que le tronçon de l’homme;
Quand partout le supplice à la fois se consomme,
Quand la guerre est partout, quand la haine est partout,
Alors, subitement, un jour, debout, debout!
Les réclamations de l’ombre misérable,
La géante douleur, spectre incommensurable,
Sortent du gouffre; un cri s’entend sur les hauteurs;
Les mondes sociaux heurtent leurs équateurs;
Tout le bagne effrayant des parias se lève;
Et l’on entend sonner les fouets, les fers, le glaive,
Le meurtre, le sanglot, la faim, le hurlement,
Tout le bruit du passé, dans ce déchaînement!
Dieu dit au peuple: Va! l’ardent tocsin qui râle,
Secoue avec sa corde obscure et sépulcrale
L’église et son clocher, le Louvre et son beffroi;
Luther brise le pape et Mirabeau le roi!
Tout est dit. C’est ainsi que les vieux mondes croulent.
Oh! l’heure vient toujours! des flots sourds au loin roulent.
À travers les rumeurs, les cadavres, les deuils,
L’écume, et les sommets qui deviennent écueils,
Les siècles devant eux poussent, désespérées,
Les Révolutions, monstrueuses marées,
Océans faits des pleurs de tout le genre humain.
V
Ce sont les rois qui font les gouffres; mais la main
Qui sema, ne veut pas accepter la récolte;
Le fer dit que le sang qui jaillit, se révolte.
Voilà ce que m’apprit l’histoire. Oui, c’est cruel,
Ma raison a tué mon royalisme en duel.
Me voici jacobin. Que veut-on que j’y fasse?
Le revers du louis dont vous aimez la face,
M’a fait peur. En allant librement devant moi,
En marchant, je le sais, j’afflige votre foi,
Votre religion, votre cause éternelle,
Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votre flanelle,
Et dans vos bons vieux os, faits d’immobilité,
Le rhumatisme antique appelé royauté.
Je n’y puis rien. Malgré menins et majordomes,
Je ne crois plus aux rois propriétaires d’hommes;
N’y croyant plus, je fais mon devoir, je le dis.
Marc-Aurèle écrivait: «Je me trompai jadis;
«Mais je ne laisse pas, allant au juste, au sage,
«Mes erreurs d’autrefois me barrer le passage.»
Je ne suis qu’un atome, et je fais comme lui;
Marquis, depuis vingt ans, je n’ai, comme aujourd’hui,
Qu’une idée en l’esprit: servir la cause humaine.
La vie est une cour d’assises; on amène
Les faibles à la barre accouplés aux pervers.
J’ai, dans le livre, avec le drame, en prose, en vers,
Plaidé pour les petits et pour les misérables;
Suppliant les heureux et les inexorables;
J’ai réhabilité le bouffon, l’histrion,
Tous les damnés humains, Triboulet, Marion,
Le laquais, le forçat et la prostituée;
Et j’ai collé ma bouche à toute âme tuée,
Comme font les enfants, anges aux cheveux d’or,
Sur la mouche qui meurt, pour qu’elle vole encor.
Je me suis incliné sur tout ce qui chancelle,
Tendre, et j’ai demandé la grâce universelle;
Et, comme j’irritais beaucoup de gens ainsi,
Tandis qu’en bas peut-être on me disait: Merci,
J’ai recueilli souvent, passant dans les nuées,
L’applaudissement fauve et sombre des huées;
J’ai réclamé des droits pour la femme et l’enfant;
J’ai tâché d’éclairer l’homme en le réchauffant;
J’allais criant: Science! écriture! parole!
Je voulais résorber le bagne par l’école;
Les coupables pour moi n’étaient que des témoins.
Rêvant tous les progrès, je voyais luire moins
Que le front de Paris la tiare de Rome.
J’ai vu l’esprit humain libre, et le cœur de l’homme
Esclave; et j’ai voulu l’affranchir à son tour,
Et j’ai tâché de mettre en liberté l’amour.
Enfin, j’ai fait la guerre à la Grève homicide,
J’ai combattu la mort, comme l’antique Alcide;
Et me voilà; marchant toujours, ayant conquis,
Perdu, lutté, souffert. – Encore un mot, marquis,
Puisque nous sommes là causant entre deux portes.
On peut être appelé renégat de deux sortes:
En se faisant païen, en se faisant chrétien.
L’erreur est d’un aimable et galant entretien.
Qu’on la quitte, elle met les deux poings sur sa hanche.
La vérité, si douce aux bons, mais rude et franche,
Quand pour l’or, le pouvoir, la pourpre qu’on revêt,
On la trahit, devient le spectre du chevet.
L’une est la harengère, et l’autre est l’euménide.
Et ne nous fâchons point. Bonjour, Epiménide.
Le passé ne veut pas s’en aller. Il revient
Sans cesse sur ses pas, reveut, reprend, retient,
Use à tout ressaisir ses ongles noirs; fait rage;
Il gonfle son vieux flot, souffle son vieil orage,
Vomit sa vieille nuit, crie: À bas! crie: À mort!
Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle, mord.
L’avenir souriant lui dit: Passe, bonhomme.
L’immense renégat d’Hier, marquis, se nomme
Demain; mai tourne bride et plante là l’hiver;
Qu’est-ce qu’un papillon? le déserteur du ver;
Falstaff se range? il est l’apostat des ribotes;
Mes pieds, ces renégats, quittent mes vieilles bottes;
Ah! le doux renégat des haines, c’est l’amour.
À l’heure où, débordant d’incendie et de jour,
Splendide, il s’évada de leurs cachots funèbres,
Le soleil frémissant renia les ténèbres.
Ô marquis peu semblable aux anciens barons loups,
Ô Français renégat du Celte, embrassons-nous.
Vous voyez bien, marquis, que vous aviez trop d’ire.
VI
Rien, au fond de mon cœur, puisqu’il faut le redire,
Non, rien n’a varié; je suis toujours celui