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JEUDI 21 DÉCEMBRE

6 H 00

Il faisait début de jour quand je suis rentrée. En quittant mes chaussures je me suis rendu compte que j'avais attrapé des cloques spectaculaires aux chevilles. La balade avec Saïd. Je me suis couchée tout de suite.

Guillaume s'est relevé quand il m'a entendue, est venu s'asseoir au bord de mon lit, déconcerté:

– Pourquoi t'es partie comme ça? Tas prévenu personne.

– J'étais mal là-bas, je suis allée faire un tour.

– Jusqu'à maintenant?

– Ouais, j'ai fait un grand tour, j'ai croisé Saïd, on a fait toutes les pentes, je me suis défoncé les talons.

– Mathieu a pas compris que tu lui dises pas au revoir, personne a compris. Moi, j'étais inquiet même.

– Tu seras inquiet demain dans l'avion?

– Bien sûr… On n'a jamais été séparés plus de quinze jours, ça fera bizarre quand même… Tu nous accompagnes demain à l'aéroport? Julien nous emmène en voiture.

– C'est à quelle heure?

– On décolle à 13 heures, faut y être à 11 heures.

– Désolée, je ne pourrai pas.

C'était l'heure où Mireille travaillait, je n'ai pas hésité, pas même pour la forme.

Penaud, il a hésité avant de se lever et de regagner sa chambre, attendant que j'ajoute quelque chose. En entendant sa porte se refermer, j'ai pensé à me lever pour le rejoindre et lui expliquer un peu ce que j'avais en ce moment, m'excuser pour la veille, lui souhaiter bon voyage. Le rejoindre et faire comprendre: «J'en ai pas rien à foutre.» Mais je me suis endormie.

Je n'en avais rien à foutre.

J'avais qu'un truc en tête, un seul truc qui comptait.

La voisine, pour la première fois depuis des jours, ne nous a pas réveillés avec une nouvelle formule de crise.

C'est sa mère qui l'a retrouvée quelques jours plus tard, a forcé la porte, inquiète de ce qu'elle n'avait plus aucune nouvelle. Et l'a retrouvée pendue, juste au-dessus du matelas.

Je me suis dit que c'était une drôle de mort pour une fille, on les imagine plutôt se résoudre aux cachets ou se passer les poignets au rasoir.

11H45

J'avais mal aux chevilles, à chaque pas, ça déchirait. Cloques aux talons, là où frotte la chaussure. Pénible la veille, insupportable ce matin-là. J'ai rejoint la porte-fenêtre de chez Mireille à pas pénibles et lents.

Victor se tenait toujours un peu à l'écart quand les volets remontaient. En voyant les pieds de Mireille apparaître ce matin-là, j'ai d'abord pensé qu'elle avait tellement bu la veille qu'elle n'était pas allée travailler. Déception.

Puis les volets lui ont découvert le visage, et elle était en larmes.

Je suis rentrée, la porte de la salle de bains était ouverte, la pièce vide. Mireille n'a pas refermé les volets. Quelque temps que je n'avais pas vu cette pièce éclairée par la lumière du jour. C'était comme de dire: «Regarde, il n'y est plus.»

Elle pleurait depuis un bout de temps, ça se voyait bien aux yeux, il fallait des heures pour les faire gonfler à ce point. Victor ne lui avait rien assené nous concernant, ça se voyait à sa façon de se fourrer dans mes bras pour sangloter encore.

J'étais tellement absorbée par mon devoir de réserve que tout le temps où j'étais avec elle j'avais l’esprit bridé, l'émotion bloquée net.

Elle a raconté:

– Je suis rentrée tôt ce matin, mais lui ne dormait pas encore. Il était en pleine forme. Je lui ai même demandé si tu ne lui avais pas amené de la coco… comme tu avais disparu hier soir… J'ai fait un thé, j'ai roulé un spliff, on a discuté… Et brusquement, il s'est pris un coup de speed, sans raison.

Elle était assise dans le canapé, bras croisés, affaissée sur elle-même. Elle débitait son affaire mécaniquement, du bout des lèvres, regard fixe sur ses genoux.

– Il a rassemblé ses affaires, je lui ai demandé ce qu'il faisait. Il était calme, mais c'était un calme étrange, un calme qui faisait peur, une sorte de détermination froide et il me détestait. Il m'a répondu qu'il partait, et j'ai dit que c'était de la folie, qu'il allait se faire prendre. Il a répondu que moi je pouvais aller me faire foutre. J'ai essayé de l'empêcher de sortir, physiquement, et ça l'a rendu fou, il s'est mis à me cogner, mais il ne s'énervait pas, il me mettait des claques, sans s'énerver, dès que je relevais la tête, des claques de plus en plus fort. Jusqu'à ce que je ne bouge plus, j'étais par terre, recroquevillée dans un coin. Il a arrêté de me cogner, il a dit: «C'est bon maintenant, t'as eu ton compte, je peux y aller?» En se barrant, il a ajoute que je ferais mieux de l'oublier vite, parce que lui ne voulait plus jamais me revoir. Et il montrait la rue en disant: «Je préfère me faire tuer que rester une minute de plus dans cette putain de maison à voir ta putain de gueule. Essaie de pas l'oublier une nouvelle fois, parce que la prochaine fois que je suis obligé de te toucher, après je te tranche la gorge. Et j'espère que cette fois c'est clair.» Il est devenu fou… Il ne peut pas sortir comme ça, il va se faire tuer…

Elle a arrêté de parler pour se mettre à pleurer, et n'avait pas l'air de bien savoir si c'était à cause de ce qu'il avait dit, ou parce qu'il était parti, ou parce qu'il était en danger. Elle répétait:

– Il est devenu fou, il va se faire tuer…

J'ai demandé:

– C'était vers quelle heure?

– Y a pas deux heures de ça… Moi, je suis rentrée vers 5 heures ce matin, et jusqu'à 10 heures environ c'était cool entre nous, il allait bien. Mais ensuite il est devenu fou, il parlait même de toi…

Elle a dit ça en écartant les bras, en signe d'impuissance, comme si c'était vraiment une preuve de folie furieuse de penser à parler de moi dans ces moments-là. J'ai eu l'air de partager cet avis, de trouver ça tout à fait étonnant. Je raisonnais bien plus vite qu'à mon habitude. Gardé le contrôle, questionné calmement, un ton très détaché:

– Qu'est-ce qu'il disait sur moi?

– Quand il voulait partir et que je le retenais, il m'a dit: «Et tu pourras dire de ma part à ta copine la pute qu'elle peut aller se faire enculer elle aussi, qu'on me prend pas pour un con et qu'elle a mal joué.» Et en disant ça il avait l'air encore plus furieux que pour le reste.

Solide déflagration, j'ai perdu quelques points d'impassibilité. Mireille a dû mettre ça sur le compte de l'étonnement, parce que ça l'avait drôlement étonnée. Ça lui alimentait la version «il est devenu fou», d'ailleurs, elle s'est mise à répéter ça en hochant la tête:

– Complètement fou.

Ça t'arrange de croire ça, t'as bien de la chance de savoir te mentir comme ça, parce que t'as tous les éléments pour comprendre, depuis un moment, mais ça t'arrange de pas savoir, de rien voir.

Alchimie interne, l'angoisse naissante liée à la disparition de Victor se convertissait spontanément en colère contre Mireille.

Je suis néanmoins restée fidèle au ton embêté de l'amie qui cherche à bien comprendre:

– Tu te souviens de ce que tu lui as dit juste avant?

– Rien de spécial… je racontais la soirée, je lui donnais des nouvelles, je me souviens même pas, rien de particulier en tout cas…

– Mais tu lui donnais des nouvelles de qui?

– De tout le monde… de Cathy et Roberta, que tout le monde se foutait d'elles parce qu'elles étaient passées si facilement chez Mme Cheung, de Guillaume, qui se faisait du souci pour toi. J'ai parlé avec tout le monde dans cette soirée, je lui racontais ce qu'on m'avait dit… Je lui ai parlé de Sonia, parce que j'étais restée longtemps avec elle, et elle m'avait raconté l'après-midi que vous veniez de passer ensemble, que c'était bien, je lui ai parlé de Julien, qui a fini par faire du stage-dive sur Bad Brains en partant du sofa…

Sale petite conne merdique.

Brouhaha dans mon crâne, trop vite, trop près, trop fort. Succédant au chaos où je ne comprenais rien, venait le chaos où je me mettais à comprendre à toute vitesse. J'ai laissé Mireille parler encore un peu, en décidant quoi faire. Puis je lui ai demandé, de moins en moins patiente:

– Qu'est-ce qu'elle t'avait dit Sonia?

– Que vous étiez aux Brotteaux ensemble, que vous aviez passé l'après-midi à prendre un bain ensemble, en discutant, qu'elle te connaissait depuis super longtemps, qu'elle t'aimait bien.

Elle a souri à travers ses larmes, pour la première fois depuis que j'étais arrivée, et m'a dit sur un ton d'excuse:

– Mais je ne pense pas que ça soit ce qui a mis Victor dans cet état…

– Je crois pas non plus, non…

Pauvre pute, qu'est-ce que t'avais besoin d'écarter ton cul et t'es contente maintenant, contente du résultat, tu pouvais pas la fermer ta sale gueule de putain?

Elle s'était remise à pleurer et je lui palpais l'épaule, j'avais la tête tout à fait ailleurs et drôlement agitée.

Il était parti aux Brotteaux, il fallait que je le voie, que je lui explique. Maintenant. C'était très difficile d'expliquer à Mireille que j'avais un truc à faire, que je la verrais plus tard, je me suis creusé le crâne à la recherche d'une bonne excuse. Je me suis souvenue:

– Je suis désolée, Mireille, j'ai promis à Guillaume de l'accompagner à l'aéroport. Il faut que j'y aille. Je repasserai te voir dans l'après-midi, tu seras là?

– Je pense, oui… Mais je croyais que Guillaume partait à 11 heures?

Sale garce, tu perds pas tant le nord que ça.

–  Alors je peux pas te dire où je vais, parce que j'ai pas le temps de t'expliquer, mais je vais te laisser et je te jure que je repasse tout à l'heure.

– Tu repasseras, sûr?

Bien sûr que je repasserai, mais j'espère que ça sera pour te raconter une bonne grosse connerie pour expliquer que je quitte la ville en catastrophe.

Et elle a levé sur moi des yeux d'enfant suppliant:

– Tu crois que tu vas le ramener?

C'est ça, et puis viens me téter le sein, tu vas voir s'il y a du lait…

– Je pense pas. J'y comprends rien non plus, je suis désolée pour toi.

13 H 00

Lancer-fracassement d'émotions à travers moi, rien de bien supportable.

J'avais rejoint le quartier des Brotteaux en métro, en quelques minutes, les chevilles en sang à cause des ampoules éclatées de la veille, mais je sentais à peine cette douleur-là, elle ne me préoccupait pas.

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