Le lendemain matin, je me suis réveillée en l'état, toute prête pour le désarroi.
J'ai entendu Guillaume à la cuisine, je me suis levée et l'ai rejoint. Il dosait le café dans le filtre comme s'il s'acquittait d'une mission de la plus haute importance. Guillaume faisait chaque chose avec une grande application, toute tâche méritait qu'on s'y attelle avec soin. Il a demandé:
– Qu'est-ce que t'as foutu hier soir?
– Je suis rentrée tôt, grand besoin de dormir.
Je me suis assise à la table de la cuisine:
– T'as rien entendu pour Stef et Lola?
– C'est qui celles-là?
– Les deux Parisiennes qui bossaient à L'Endo, tu te souviens plus d'elles?
– M'étonne que je m'en souviens, quand t'aimes les filles t'oublies pas ces deux-là. Elles travaillent plus à L'Endo?
– Plus vraiment non. Elles se sont fait charcuter chez elles, c'est la Reine-Mère qui m'a dit ça hier. Charcuter, c'est pas une exagération, sur les photos c'était des gros tas de viande. C'est pour ça, je suis rentrée directement, je me sentais moyen d'humeur à bagatelle.
Mimique de garçon désagréablement impressionné:
– Qu'est-ce qui s'est passé?
– J'en sais foutrement rien, j'ai juste vu que c'était crad, gravement crad…
– La Reine-Mère sait qui a fait ça?
– Rien du tout… Mais il faudrait qu'elle fasse fissa parce que les keufs vont pas lui laisser tout le mois pour bidouiller le coupable. J'ai pas dit à la Reine-Mère que je les avais vues à Paris, tu sais, je préfère rester loin des embrouilles… Alors lui en parle pas si tu la croises. En règle générale, il vaut mieux que tu ne parles pas de cette histoire.
– Pour qui tu me prends? Moi, j'ai rien vu, j'ai rien entendu… Et ça se colportera bien assez vite sans que je m'en mêle.
– Exactement.
– C'est marrant… Tu te souviens de la fille qu'on avait croisée ensemble, Mireille? Tu m'avais dit qu'elle bossait dans le rad à côté de leur peep-show rue Saint-Denis.
– Mireille… Je ne me souvenais plus de son nom, j'en ai pas parlé non plus de celle-là, je vais rappeler la Reine-Mère quand même, je vais lui dire…
Mais je ne me suis pas levée pour l'appeler immédiatement, je me suis vaguement promis d'y penser dans l'après-midi. Je n'avais pas envie d'appeler. Aucune raison valable. Pas envie. Coup de talon interne, pour faire dégager la sale sensation.
– Moi je l'ai revue, j'avais oublié de te le dire, elle travaille dans un bar derrière la place Bellecour. Je suis allé là-bas avec Thierry y a une dizaine de jours, et c'est elle qui servait. Elle arrêtait pas de me regarder, comme si elle avait envie qu'on fasse connaissance. Moi, j'avais pas trop le temps, pis à cette époque j'étais avec Petra, tu sais, l'Allemande ultrabonne, et je m'en foutais des autres filles… Mais maintenant que j'y pense je vais peut-être retourner là-bas.
– Mais tu lui as pas dit que je t'avais parlé d'elle?
– À ton avis? Moi, j'ai rien dit, c'est elle qui voulait qu'on cause. Tu connais mon style, je cherche pas l'embrouille, moi. T’as l'air crevée, t'as mal dormi?
– Elle me perturbe cette histoire.
– Ça te regarde pas, toi.
– Je pense pas non, j'espère que non… Mais elles étaient cool, ça fait bizarre de les voir… comme ça, quoi, vraiment bizarre, surtout si t'imagines comment ça s'est passé.
– C'est sûr, il vaut mieux éviter d'imaginer des trucs pareils, sinon…
– Pis ça me regarde pas, mais imagine que ça soit un truc dirigé contre l'orga, genre un taré que ça agace toutes ces filles arrogantes et à poil, ou quelqu'un qui en veut à la Reine-Mère, ou je sais pas… Y a watt mille bonnes raisons de s'en prendre aux filles de la Mothership. Et là, ça pourrait me regarder…
– T'inquiète de rien, je vais ouvrir l'œil, y aura aucun problème. Viens, le café est fait, il est tellement bon, tu vas tout oublier, je t'assure: il va te transporter ce café, tous tes soucis vont s'effacer.
Ça n'arrivait jamais que Guillaume se mette à rigoler sans me contaminer. Cette fois encore, la petite alchimie m'a déridée, insidieusement réchauffée. Ça ne servait à rien que je m'esquinte avec cette histoire. A sa façon, Guillaume veillait, sans effort, me protégeait du pire.
Un bol fumant plein à ras bord dans chaque main, il marchait précautionneusement pour ne pas en renverser. Les a posés sur la table basse. S'est assis au salon, je suis allée prendre le sucre sur la table de la cuisine.
Il avait laissé la porte de sa chambre grande ouverte, on entendait les voisins discuter et je suis allée dans la chambre de Guillaume écouter ce qu'ils racontaient. Machinalement. La fille disait, câline et rassurante:
– Mais je vois pas pourquoi tu t'imagines des trucs pareils, pourquoi veux-tu que j'aille avec lui, tu crois que tu me suffis pas?
Et lui, ton froid, hargneux:
– Lui, tu lui plais bien, et on ne peut pas dire qu'il se gêne pour le montrer, ni que tu fasses grand-chose pour le calmer.
Elle s'énervait à son tour, plus du tout cajoleuse el tranquille, mais venimeuse, méprisante:
– Mais qu'est-ce que tu cherches à la fin? Y a que toi qui imagines qu'il me branche, j'ai aucune raison de le calmer, il est avec moi comme avec tout le monde. T'imagines des trucs, je t'assure…
– Toi, en tout cas, t'imagine surtout pas que tu vas te le taper et faire comme si de rien n'était, imagine surtout pas que je serai un cocu arrangeant.
Je suis revenue au salon, Guillaume avait pris sa guitare et jouait un thème de blues singulièrement triste et dérangé.
Je me suis assise à côté de lui, sur le canapé du salon. Il était placé juste en face de la fenêtre, on avait vue sur rien parce que les volets étaient toujours fermés. J'ai senti ce truc se vider dedans moi, une petite joie qui revenait, un truc d'apaisement qu'il me faisait souvent. Je me suis enfoncée dans le canapé, j'ai laissé le café refroidir et le temps passer doucement, tout seul.
J'étais assise tout contre lui, ma jambe touchait la sienne et c'était le seul garçon de qui je connaissais la chaleur, mais je la sentais trop bien, je la sentais tellement fort. Il marquait le rythme avec son pied, mouvement régulier, entêtant.
Calme à bord, l'équipage adéquat.
C'était un bar de jour, un bar d'habitués où venaient manger les gens qui travaillaient dans le coin.
Quand je suis arrivée, il n'y avait plus que deux tables occupées. Les autres n'avaient pas encore été débarrassées. Morceaux de pain déchiquetés, assiettes sales, verres à moitié vides, cendriers débordants, conneries griffonnées sur les nappes maculées de graisse.
Il me restait deux heures avant d'aller travailler. Je me suis assise à côté de la vitre.
Mireille faisait des allées et venues entre les tables et le bar, débarrassait, gestes maintes fois répétés, maîtrisés. Perles de sueur sur son front, elle était tendue et affairée. Ses mains étaient d'un rouge écarlate, sans cloute à force de les plonger dans l'eau chaude. Ses cheveux étaient tirés en arrière en chignon, quelques nièches lui dégoulinaient sur les tempes, robe noire déboutonnée jusqu'au début de gorge, roses tatouées s’enroulant autour de la clavicule, le genre de fleurs qu'on trouve sur les bouteilles de whisky. Joliment ensorcelante, très prolétarienne version propagande communiste: magnifique et dignement éprouvée.
J'avais finalement décidé de passer la voir avant de prendre mon service à L'Endo. Ça ne faisait pas un grand détour.
Elle a mis du temps à m'apporter un café, parce qu'elle avait des choses à finir derrière son comptoir.
Quand finalement elle est venue à ma table, elle m'a dévisagée, a demandé sans aucune amabilité:
– Je finis dans dix minutes, tu m'attends?
Avant que j'aie pu répondre elle a proposé:
– Je te mets quelque chose avec ton café?
– Un cognac.
Joli sourire, eile n'avait pas remplacé sa dent manquante et ça lui allait toujours aussi bien. Fossettes qui se dessinaient au creux des joues, premières rides au coin des yeux. Je ne sais pas d'où lui venait le côté endommagé, mais elle le portait bien.
Elle a ramené un verre de cognac, je l'ai attendue patiemment en sirotant tout ça, les yeux rivés sur elle. Son regard à elle ne croisait jamais le mien, elle faisait comme si de rien n'était, mais elle se laissait regarder.
Elle a bricolé des choses derrière son comptoir, puis a rejoint le patron que le couple avait quitté et qui lisait le journal seul à sa table. Elle minaudait gentiment, savait très bien s'y prendre, a demandé à partir un peu plus tôt. Quand elle est venue me chercher, elle m'a fait un clin d'œil, le plus naturellement du monde. Par la suite, je devais me rendre compte que c'était un tic chez elle.
Nous sommes sorties, elle a proposé:
– Il y a une cour pas loin, un coin tranquille, ça te dit qu'on y aille? On sera bien pour discuter.
Je l'ai donc suivie, nous ne nous sommes rien dit de plus. Je la détaillais du coin de l'oeil, elle portait un énorme sac en bandoulière, bourré à craquer. Elle a fouillé dedans pour trouver un paquet de Lucky souple, m'en a proposé une. Elle ne me regardait pas, marchait vite et tête baissée, comme si nous étions attendues quelque part.
Nous sommes rentrées dans une clinique, je trouvais qu'il faisait un peu froid pour s'asseoir dans une cour, mais je n'en ai rien dit. Il y avait plein d'arbres désolés et des petits bancs de pierre; elle semblait bien connaître l'endroit, s'engageait sans hésitation le long des allées, m'a emmenée tout au fond de la clinique, en expliquant:
– Là il n'y a jamais personne.
Nous nous sommes assises, je faisais semblant de réfléchir à quelque chose de très absorbant, quelque chose qui me ferait oublier de lui parler.
Elle s'est assise à califourchon sur le banc, petites cuisses rougies par le froid. En plein hiver, sans collant. Il y avait chez elle quelque chose de très campagne, endurcie au grand air et élevée dans le foin. Elle a vu mes yeux sur ses jambes, a souri:
– C'est tonifiant, je tiens comme ça tout l'hiver des fois. Surtout ici, il fait moins froid qu'à Paris.
– Tu viens de Paris?
– Tu te fous de moi?
Elle avait tiré une enveloppe brune de son sac, en a sorti une grosse pincée de beu qu'elle s'est mise à trier avec soin dans le creux de sa main.
Elle se débrouillait très bien pour rouler son spliff, faisait ça vite et avec agilité. Son biz était parfaitement conique, on l'aurait cru sorti d'une machine et ça lui avait pris à peine une minute. Elle a souri en me regardant par en dessous. Je ne détestais pas que cette fille me fasse du charme, elle faisait ça d'une façon sulfureuse en même temps que toute douce.