– Mais t'as bien dû avoir envie des fois quand même?
– Jamais. Toi, tu cherches pas si y a moyen que tu décolles du sol en battant des bras, moi pareil: je pensais que je ne pouvais pas le faire, je suis jamais allée chercher plus loin.
– Et moi, si je t'avais demandé ton avis, j'aurais pu te baratiner des siècles, ça n'aurait rien changé?
– Je crois pas non.
Je le regardais parler plus que je ne l'écoutais. Mon ventre retenait ses doigts, quelque chose dans les yeux et le sourire contenu comme s'il allait me manger, comme s'il pouvait défier n'importe qui.
La brute dissertante était debout dans le salon, boîte de bière à la main, me questionnait en se frottant le ventre, faisait des allers et retours devant le canapé où j'étais assise en essayant d'y comprendre quelque chose.
Le concept lui plaisait beaucoup. Cette fois encore, l'idée a fait son chemin et il est venu se mettre face à moi parce qu'elle commençait à gonfler. Ce garçon était fait pour bander, se faire sucer comme s’il était le dernier homme sur terre et qu'il mérite tous les hommages. Je suis descendue du canapé pour faire ça correctement et avant que ça commence vraiment il a rejeté la tête en arrière, large sourire:
– Quand je pense au mal que la Reine-Mère se donnait pour comprendre ce que t'avais dans le sac… Elle pouvait s'agiter, la vieille, elle avait peu de chance de mettre la balle au fond.
Rire de gorge, rire d'homme, main sur les hanches. Je pouvais le sucer pendant des heures, j'étais bouleversée à chaque fois, l'émotion intacte, qu'il soit dur dans ma bouche et que ça lui fasse autant de bien.
Je me découvrais le bas-ventre capable de grandes émotions, lui dedans moi, j'avais été conçue pour ça, balbutier, me cambrer et me faire défoncer.
Ça n'avait rien d'erotique ni d'évanescent, aucun tripotage raffiné là-dedans, pas d'attente éreintante, pas de choses du bout des doigts. Que du poids lourd, du qui-s'enfonce-jusqu'à-la-garde et les couilles viennent cogner l'entrejambe, foutre giclant pleine face, seins malmenés pour qu'il se branle entre, se faire coller au mur. De la chevauchée rude, je me désensevelissais les sens au Karcher, j'étais très loin de ce qui est doux.
La gestuelle avait un caractère sacré, l'ardeur barbare des histoires de viande crue, il y avait dans ces choses une notion d'urgence, de soulagement final, qui en faisait un emportement mystique et radical: l'essence même de moi, il l'extirpait. L'essentiel de moi lui revenait.
Ce jour-là, emmêlés par terre, il a ressenti le besoin de me raconter des choses. Comme d'habitude, j'écoutais patiemment, mais je m'en foutais des beaux discours:
– Tu sais pourquoi je suis revenu chez Mireille?
– Parce que t'avais claqué tout l'argent que t'avais volé à la Reine-Mère et tu ne pouvais plus payer l'hôtel.
– Tu me crois vraiment si trivial que ça?
– Alors pourquoi?
– Pour toi.
– Ça, au moins, ça n'a rien de trivial.
– Il n'y avait pas d'autres moyens. Toi, tu habitais avec ton frère, je ne pouvais pas venir directement chez toi.
– Comment tu avais appris que je voyais Mireille?
– Mathieu.
– D'où tu le connais?
– Hasard. Comment il m'a parlé de toi ce jour-là, je savais que je devais te voir. Une intuition, je savais que je devais te voir, et quand je t'ai vue, je savais que je devais te forcer… Toujours suivre son instinct, c'est le seul vrai truc.
C'était partiellement vrai, parce qu'il avait compris qu'il ne faudrait pas trop tergiverser pour que je me laisse faire. Mais pour le reste il trafiquait.
Comme je ne répondais rien et qu'il s'est douté que je n'en pensais pas moins, il s'est gratté l'oreille, a ricané et conclu en faisant une mimique de type qui trouve l'eau drôlement froide:
– Parfois je veux trop en faire.
Et sans bien savoir ce que je tirais comme conclusion, il m'a pris la main et l'a mise sur sa queue, que je la sente en bandaison. Son instinct lui disait que c'était la bonne chose à faire.
Ça me bouleversait, à chaque fois. Cheveux rejetés en arrière, cul ouvert, orifices bien offerts, j'exagérais la cambrure, me glissais la main entre fente pour bien montrer ce que je faisais, gémissante toute crescendo. Je sentais que ça le basculait, j'en prenais pour mon grade. Et je ne m'en lassais pas.
Néanmoins, je comprenais doucement, sans hâte ni jugement, ce qui avait poussé Victor à revenir chez Mireille. Et loin de m'éloigner de lui, cette instruction progressive collait un peu de douleur à l'affaire et me faisait redoubler d'ardeur.
Petites phrases anodines entre deux passages en vraie dimension, petites phrases vite passées, qui me tournaient autour, et revenaient toujours.
Fais-moi sentir ton ventre à toi, contre moi, fais-moi sentir que je ne dois pas t'en vouloir, pas m'écarter, pas une seconde, quoi qu'il arrive, fais-moi sentir que je ne peux pas m'éloigner, que tu me prives de choix, creuse-moi, apaise-moi, force-moi.
– T'as travaillé longtemps pour l'orga?
Ou bien…
– Et personne sait où elle est passée, la Reine-Mère?
Et aussi…
– Elle m'a parlé de toi plusieurs fois, elle t'avait gravement à la bonne.
– Mais elle t'appellera avant de quitter la ville, non?
– Tu lui avais jeté un sort, elle te prenait pour le diamant de son affaire, ça l'effondrait que tu gâches ta vie à stagner à L'Endo.
Victor n'était pas exactement inattentif à mes réactions, mais sentait aussitôt que je n'avais pas envie d'y répondre. Il se contentait de s'assurer que je ne lui cachais rien, que je ne savais pas où elle était, et passait de bonne grâce aux choses qui m'intéressaient.
Saïd disait vrai: Victor, en arrivant à Lyon, s'était installé chez la Reine-Mère. Il n'avait pas eu besoin de la coller par terre ni de lui maintenir les poignets pour lui en mettre quelques coups. Ça s'était fait à la salive, il l'avait conquise au bla-bla. Puis quelque chose s'était mal passé, il ne racontait pas quoi. Je ne posais aucune question, parce que je n'étais pas pressée de connaître toute l'histoire. Ni moi ni Mireille ne savions pourquoi il se cachait.
Et j'ignorais pourquoi il tenait tant à la retrouver.
C'est à ça que je devais lui servir. Pendant son stage avec elle, il l'avait entendue parler de moi à plusieurs reprises, comme si j'étais sa grande fille. Il avait fait ce calcul simple: elle finirait par me contacter. Et moi je finirais par dire à Victor où la trouver.
Sachant ce que Victor attendait de moi, je m'inquiétais surtout à l'idée de le décevoir. Il ne me semblait pas évident que la Reine-Mère prendrait la peine de me joindre, je ne comprenais pas qu'elle lui ait parlé de moi, et je ne voyais pas pourquoi elle me gratifierait d'un au revoir particulier.
C'était la chef. Une fois la boîte coulée, le P-DG visite rarement ses ex-employés, même le meilleur de l'année.
Chaque jour écoulé augmentait l'impatience de Victor.
Et je n'étais pas sûre de le croire, quand il s'enroulait autour de moi en murmurant: «Même si je dois repartir les mains vides, encore repartir à zéro, je voudrais que tu viennes avec moi.»
Je m'accrochais à son dos, de toutes mes forces. Départ imminent, au-dessus de nos grands mélanges. Rien à faire contre ça que m'écarter à fond et le prendre au plus loin, en espérant que ça aille.
Je me suis levée et rhabillée, comme tous les jours, un peu avant que Mireille ne rentre.
En même temps que je prenais l'habitude de rejoindre son amant dans son lit, je liais avec elle de bien tendres rapports.
Il existait deux réalités distinctes et coexistantes qui ne se mélangeaient pas, deux temps différents.
Je n'ai jamais eu mauvaise conscience, pas un moment de dilemme.
Puisque, de toute façon, je ne pouvais pas ne pas le faire.
Je remontais le boulevard de la Croix-Rousse, je faisais mine de bien savoir où j'allais et ce que je devais y faire. En vérité, c'était juste histoire de marcher.
Un taxi s'est rangé de mon côté du trottoir, Sonia a sorti la tête de la fenêtre, larges signes de la main, pour que je me dépêche de la rejoindre. Quand je suis arrivée à sa hauteur, elle a ouvert la portière et s'est poussée pour que je rentre. Je n'avais rien de mieux à faire qu'un tour de la ville avec elle, et je suis montée sans hésiter.
– Putain de coup de cul, j'étais juste en train de me creuser la tête pour savoir où je pouvais te pécho et pile tu passes sur le trottoir.
– C'est pas un coup de cul, c'est ce quartier qu'est tout petit, tu vas bien? Tu me cherchais?
– T'es au courant pour Le Checking?
– Ils l'ont passé au napalm?
– Ils sont venus dans la journée… Ils ont vidé le bureau de la Reine-Mère, de fond en comble… Tout cassé dans son bureau. Pas touché le reste, ils sont en train de s'imposer pour la gestion de la boîte. Mais dans les locaux du haut ils ont tout retourné, ils cherchaient quelque chose.
– Quoi?
– Personne sait.
J'ai simulé, par politesse, une sorte de découragement songeur, en regardant la ville par la fenêtre. Je m'en foutais. Royalement. Tout se passait assez vite, et de manière assez diffuse. Ne me concernait plus de plein fouet. Déjà fini tout ça, croix dessus sans remords, j'avais faim de la nouvelle vie, de rafales de chaleur. Ce type crachait un foutre de feu.
En revanche, les gens comme Sonia ne s'occupaient que de la fin de l'orga, se tenir au courant, faire le compte des endroits qui résistaient…
Et malgré moi j'ai demandé:
– Et la Reine-Mère, toujours injoignable?
J'aurais posé cette question de toute façon, mais en l'occurrence je la posais pour Victor.
– Elle veut te voir.
Elle a froncé les sourcils en désignant le conducteur, pour éviter que je gaffe et que je reprononce son nom. On ne savait jamais, avec les chauffeurs de taxi…
Alors j'ai compris que j'avais eu tort de douter de l'instinct de Victor.
Je me suis renseignée:
– Et on va où comme ça?
– Tu suis le mouvement, tu t'inquiètes pas… Où t'es en ce moment, on te voit jamais? Même Guillaume peut pas dire… Tu marches à part avec l'autre pute maintenant?
– Mireille? Non, je la vois pas tant que ça… Je vois personne en fait, je suis trop dégoûtée de tout ce qui s'est passé, je reste dans mon coin…