Литмир - Электронная Библиотека

DIMANCHE 10 DÉCEMBRE

1H OO

Mathieu et Serge calaient les lourdes barres de fer qui servaient à bloquer les volets. Le bar venait de fermer.

Sonia, pour une fois dans le flegme, faisait de nonchalants allers et retours entre les tables et le bar, y rapportait quelques verres, cendriers pleins, paquets de clopes vides et froissés.

Cathy, ivre morte, s'était allongée sur une banquette et endormie. Ne s'était pas changée au sortir de L'Endo, ressemblait plus que jamais à une gamine que les parents ont traînée à une fête qui dure tard. Elle respirait bouche grande ouverte, montrait ses dents du fond noir et argent pleines de caries.

Saïd, assis à côté d'elle, était plongé dans ses pensées. La tension lui redessinait la mâchoire, de nouvelles veines saillantes aux tempes et il gardait ses mains croisées sur ses genoux.

Mireille jouait au billard, elle portait une robe de Western, quelque chose en daim, tournait autour de la table, concentrée sur le jeu. On entendait les boules claquer.

Elle était déjà à L'Arcade quand moi et Cathy étions revenues de chez les keufs. Toute la soirée, je l'avais sentie près de mon épaule, je la sentais bouleversée, excitée par la mort, et très douce avec moi.

La plupart des lumières du bar étaient éteintes, sauf celles juste au-dessus du comptoir, qui faisaient briller les bouteilles et les verres alignés. Il n'y avait plus de musique et personne ne parlait fort.

Même les keufs, chez qui nous avions passé l'après-midi, s'étaient montrés plutôt courtois. Absolument indifférents. J'entendais Cathy hurler dans le bureau d'à côté, puis elle s'était calmée, nous avions signé de drôles de dépositions. Je m'attendais à ce que la Reine-Mère se pointe et nous fasse sortir de là. Mais elle ne s'était pas manifestée.

À vrai dire, elle était introuvable.

Assise à côté de Guillaume, sur les banquettes en face de celles où Cathy s'était allongée, je regardais Mathieu empiler méthodiquement les chaises sur les tables. De l'épaule au coude et de toute la jambe je me tenais contre mon frère, j'avais assez bu pour me sentir flotter et bien sentir son souffle se prolonger dans moi, me réchauffer les pores.

Je me sentais tout à fait bien, ataraxique décrochage.

Sonia a passé un coup de balai, les yeux rivés au sol, ne ratait pas un seul mégot.

Il n'allait manquer à aucune d'entre nous, mais c'était quand même une drôle de mort pour Gino.

La fille aux anneaux avait été hospitalisée, personne ne la connaissait, les infirmiers avaient dit que c'était plus spectaculaire que grave.

Le plus étrange finalement, c'était l'absence de la Reine-Mère. Parce qu'il n'y avait personne pour nous expliquer, au fait, ce qui s'était passé.

Nous étions exceptionnellement calmes, genre mis au ralenti.

J'avais l'intérieur endommagé et sensible façon exacerbée à ce qui était bon. Je me tenais tranquille à côté de Guillaume, tout allait bien se passer.

3 H 30

– Il la traînait plus bas que terre, il la traitait comme une chienne. Et j'ai fini par l'éclater, parce que je ne pouvais pas le laisser faire. Et elle le sait très bien pourtant, que je n'avais pas le choix.

On était sur le siège arrière. Stationnés devant Le Checking et tous les autres étaient rentrés, mais Saïd m'avait retenue par la manche, il voulait qu'on discute.

Je l'avais d'abord mal pris, attendu au tournant, persuadée qu'il allait vouloir me toucher. Puis je m'étais rendu compte qu'il n'y pensait même pas, progressivement je m'étais décollée de la portière, assise plus confortablement. Mais quand même, ça me déplaisait toujours, être seule avec un garçon.

Il parlait en fixant le plafond, la tête renversée en arrière, ses yeux étaient brillants et inquiets, fouillaient le noir de la rue comme s'attendant à ce que quelque chose en surgisse, quelque chose d'apaisant.

– Sûrement un rapport entre lui et la mort de Stef et de Lola, c'est pour ça qu'elle a disparu, elle ne veut pas savoir. Elle ne cherche même pas à se défendre.

Il a balancé un violent coup de poing dans la vitre, Puis il s'est ramassé et crispé sur lui-même, comme s'il était entré en combat avec une idée et qu'il essayait de l'écraser dedans lui. J'ai demandé:

– C'est de la Reine-Mère que tu parles?

Pour montrer que j'essayais quand même de suivre, et pour dire quelque chose parce que si j'avais suggéré: «Viens, on va danser, ça te changera les idées» comme j'en avais envie, ça n'aurait pas sonné pertinent. Il s'est laissé aller dans le siège, plaidoyer véhément:

– L'enfant de salope s'était installé chez elle. Quand j'y étais, il lui parlait mal, il la touchait devant moi. Pour me montrer qu'elle ne protestait pas. Et elle, ça la gênait, mais elle le laissait faire. Chaque fois que j'allais chez elle, je tombais sur ce type, toujours défoncé, qui la traitait comme une chienne. Il lui tapait de la tune, devant moi, exprès, il lui disait: «Ramène-moi ça et ça» et «Ça, c'est pas bon, ramène autre chose» ou «Cette dope est dégueulasse, tu te fous de ma gueule?» Quand j'ai rencontré Stef et Lola, j'ai compris qu'elles le cherchaient elles aussi. Je ne comprends pas ce qu'il leur fait… La Reine-Mère, Stef, Lola, Mireille… Comme un envoûtement.

– Il les bourre, à croire qu'il fait ça drôlement bien. T'as fait dans le violent avec lui?

– Un jour, je suis passé chez elle, et il me narguait: «Pourquoi tu l'as jamais mise? T'es tout le temps fourré ici, pourquoi tu la fourres pas, elle? Ça t'énerve que moi je fasse ce qu'il faut? Ça t'énerve quand tu penses à comment elle braille quand je la bourre? J'aimerais vraiment que tu voies ça, je pense pas que t'imagines comment elle aime la queue. Pareil pour la petite Stef, elle fait son intransigeante comme ça, mais c'est à genoux qu'il faut la voir, je t'assure… Pareil pour toutes, en fait.» Et je l'ai massacré, la putain de sa race, je lui ai bouffé la gueule. Je l'ai laissé par terre, inerte, mais avant je l'ai prévenu que s'il ne se trissait pas je revenais pour l'achever. Alors elle m'a fait une scène du tonnerre, elle prétendait que je ne comprenais rien, que je ne savais pas ce qui se passait entre eux, et que je n'avais pas le droit de faire ça. Et elle ne voulait même pas me croire pour Stef, elle ne voulait rien entendre, pas savoir qu'il avait déjà fait ça ni ce qu'il disait d'elles. Elle m'a dit de dégager, qu'elle ne voulait plus me voir… Quelques jours plus tard, il est parti de chez elle, et je ne sais pas ce qu'il a fait, mais elle l'a fait rechercher de tous côtés. Elle ne veut plus me parler, mais j'ai fait ce que j'avais à faire, tu comprends?

J'ai fait signe de la tête que je comprenais. Le moment me semblait peu propice à la nuance dialectique. Il a repris:

– Elle est devenue dingue… L'autre connasse qui est venue à L'Arcade faire la mariole, y a deux semaines elle aurait chié dans son froc rien qu'à traverser une rue du quartier. Et elle laisse faire… Et ils viennent faire un carton à L'Endo, et elle disparaît… Stef et Lola travaillaient pour elle, elle n'a rien fait pour retrouver qui les avait…

Je n'ai rien dit. Et je ne vois toujours pas ce que j'aurais pu dire. Ça m'avait demandé un effort colossal d'écouter et de comprendre au mieux avec tous ces grammes qui m'embrouillaient les sangs. J'avais grandement envie de dormir.

Mais Saïd s'est redressé, et comme si on était vraiment à la bourre il a dit:

– Faut que t'y ailles et faut que je rentre, Laure supporte pas que je rentre si tard.

19
{"b":"89011","o":1}