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Puis, s'interrompant, prise d'une inspiration subite:

– Tu ne veux pas qu'on prenne une autre cabine? On serait plus à l'aise. Ça serait encore meilleur, tu sais…

Plus la cabine était grande, plus le client payait cher, et plus le pourcentage était gros.

Par l'ouverture du rideau, j'entrevoyais Stef gigoter. Femme de laiton, rigide et encombrée. À la base, cette fille était magnifique, conforme en tous points: cheveux noirs, yeux en amande, nez busqué, taille fine et hanches rondes, jambes interminables et l'attache de cheville d'une grande délicatesse. Elle habitait ce corps démoniaque avec un glacial refus, dansait raide comme un piquet, regard bien droit, menton haut et épaules dégagées, martiale. Rien de sensuel là-dedans, que du rite désincarné. Les clients n'y voyaient que du peu, tant qu'il y avait du nichon qui remuait et de l'anus dévoilé…

J'ai réalisé que le biz et l'alcool avaient fait du bon boulot et que j'étais en état pour m'effondrer en piste. Je me suis dit que si jamais je vomissais Gino ne me lâcherait plus, il serait toujours derrière mon cul à blablater des choses désagréables.

Stef a écarté le rideau, gueule de tueuse, elle confondait la piste avec un ring.

Il y avait un petit escalier avant la scène proprement dite; en le montant je prenais mon élan, sourire de jeune louve, déhanchement de conquérante. Je faisais ça une dizaine de fois par jour, mais je n'omettais jamais de soigner mon entrée. Mains sur les hanches, je me tenais quelques secondes immobile, le temps de repérer la bande sombre en bas des miroirs des cabines occupées, ceux vers lesquels il fallait particulièrement se la donner.

Ce jour-là je me suis tenue mains sur les hanches plus longuement qu'à l'accoutumée, désorientée de ce que la vague de raideur soit si haute et m'attendant à être emportée à n'importe quel moment. J'étais frôlée par le noir de toutes parts, l'équilibre n'avait plus rien d'évident.

Dos au rideau, face à moi réfléchie en huit exemplaires, vacillante sur des talons noirs bien trop hauts pour mon état, blouse boutonnée de haut en bas.

Opté pour le statique, faire des efforts pour ne pas montrer à quel point je tournais, les pieds bien écartés pour avoir de l'appui, jambes légèrement fléchies, bassin basculé vers l'avant, j'ai défait mes boutons un par un en faisant des cercles avec mon cul, écarté les pans de ma blouse pour bien montrer mes seins avec lesquels je jouais, complaisante.

Pas moyen de rester comme ça éternellement, il allait fatalement falloir risquer quelques pas.

Juste au-dessus de ma tête, un écran suspendu par des chaînes diffusait un mauvais porno, je pouvais mater les reflets du film, toujours le même, Connard Ier ne pensait jamais à le changer.

Prince proposait un truc comme: And let me do you like you wonna, and let me do you like you wonna be done. Gino l'a interrompu:

– Et voici maintenant, pour le plaisir des yeux, l'incomparable Lucy; allez Lucy, danse pour nous.

Il a débité quelques douteuses infamies sur un ton de forain langoureux, il s'était toujours refusé à m'appeler par mon vrai prénom pendant les tours de piste. Ça ne lui semblait pas convenable, subtilité de plouc.

J'en étais à me caresser le ventre, j'avais gardé mon slip et je rentrais une main dedans, je la ressortais, je me retournais… Mais je n'avais toujours pas changé de place, et je redoutais le moment où il allait falloir me baisser pour faire descendre ma culotte, lever une jambe puis l'autre… Petite crise d'angoisse. Heureusement, les gestes me venaient sans crise de trou blanc. Ça m'arrivait parfois, ne plus savoir quoi faire, soudaine perplexité: qu'est-ce que je fous là, qu'est-ce que je montre maintenant? Je le savais pourtant, qu'il ne fallait pas trop fumer-boire pendant le travail. Mais je n'étais pas fille à tirer leçon des expériences.

Inspiration subite, je me suis laissée tomber sur le pouf qui était au milieu de la scène, les jambes balayant l'air en de vagues mouvements, j'ai attrapé mon cul à deux mains pour le faire un peu bouger de gauche à droite. J'ai vu un deuxième rideau s'ouvrir, j'aurais parié que c'était Gino l'Embrouille qui venait vérifier que je ne déconnais pas. Je me suis mise à quatre pattes, la tête enfouie dans mes avant-bras, je dodelinais de l'arrière-train, j'avais trouvé une chouette position pas fatigante. Je me suis allongée sur le dos, surtout ne pas vomir, et pas non plus dormir, mais faire glisser son slip jusqu'aux chevilles, le laisser tomber, relever les genoux à la poitrine pour bien dévoiler mon machin rose.

Je suis revenue à quatre pattes jusqu'au centre de la piste, en espérant que ça faisait petite chienne et non soûlarde, puis à genoux, puis debout. J'ai à peine titubé, il n'y avait finalement pas de quoi paniquer. C'était la drogue douce, qui collait le doute là où il n'avait pas lieu de sévir.

Je me suis approchée du miroir qui s'était ouvert en premier. Me suis tenue au mur, pour lui balancer un peu de seins en gros plan. Le téléphone mural a sonné. De leur cabine les clients pouvaient appeler la fille en piste pour discuter de choses et d'autres. Sans lâcher le mur j'ai décroché, dégluti une sorte de «mouuui?» tout alourdi d'alcool et ça m'a fait ricaner. Je me suis mise à genoux devant sa cabine, je me triturais les tétons en essayant de répondre correctement.

– Toi, ma grande, je te pinerais volontiers, continue de te caresser les seins, ça me met la queue bien dure.

J'ai senti que ça remontait, surtout, ne pas vomir. J'ai dit:

– Et maintenant, imagine que tu te branles entre, imagine que je te branle avec mes seins, ça te plaît ça?

En général, ça plaisait. J'ai essayé de prendre une voix de fille coquine, mais je manquais de conviction, j'avais la tête partout sauf à ça. Il a sorti une ou deux grosses conneries, salasseries basiques:

– T'es une coquine, toi, hein? Je me branle comme un fou en matant tes nichons.

Sur un ton d'affolement ultime. J'avais coincé l'écouteur contre mon épaule et je faisais n'importe quoi avec mes seins. J'ai fini par l'interrompre:

– Tu veux voir ma copine maintenant? C'est une super fille, attends!

Comme Roberta, comme la plupart des filles, j'avais ma tessiture spéciale piste et mes expressions pour clients, rien à voir avec le civil. Les premiers jobs parlants que j'avais eus, je n'osais pas trop parler aux clients comme une demeurée profonde, parce que je me disais qu'ils allaient mal le prendre et penser que je me moquais d'eux. Et puis, à force, je m'étais rendu compte que c'est exactement comme ça qu'ils voulaient qu'on leur parle, avec des voix qui n'existaient pas dans le registre courant. Des voix de filles «comme ça». Des voix idiotes et bien crispantes. Bandantes, quoi.

J'ai ramassé ma blouse par terre en sortant. Lola attendait son tour derrière le rideau, nettement plus en forme que moi. Tout à fait absente, mais sans hésitation motrice. Je me suis sentie pleine de respect pour elle, et je suis restée quelques minutes derrière le rideau, à la regarder faire… Le rouge de la moquette, les dorures autour des miroirs, tout ce brillant toc et bon marché, fourrures ternes parce qu'elles avaient été achetées d'occasion, le costume de Lola, string et soutien-gorge incrustés de pierres scintillantes dans les verts… décors et costumes de petit cirque minable, piste étriquée, costumes élimés.

Elle n'était pas vraiment jolie, pas au sens classique du terme. Teint brouillé, cheveux ternes, un peu grasse des cuisses, des hanches, du ventre…

Quand on le lui faisait remarquer, elle fusait tout entière en un rire sonore et sans trace d'amertume:

– Vous êtes fadas les filles, je suis bien assez bonne pour tous les porcs de la planète, pas besoin d'en faire trop pour leur coller la fièvre, et elle empoignait ses hanches à pleines mains: Tu m'attrapes par là, tu t'accroches, et là où je t'emmène jamais personne s'en est plaint.

Elle dansait comme une reine soumise. Le coup de reins lascif et inspiré. Bien sûr, c'était elle que les clients choisissaient le moins, parce que c'était une règle absolue: trop de classe fait un mauvais tapin.

En cabine, elle n'excellait pas pour les discussions de tunes, mais elle s'en tirait en murmurant ses cochonneries avec ces drôles de mots qu'elle seule utilisait. Ceux qui s'y laissaient prendre y revenaient plusieurs fois par semaine, elle les rendait à moitié fous. Elle avait le don pour dire des saloperies, le même que pour la danse. Elle ne trichait pas, faisait ça sans schizophrénie aucune: Lola était telle quelle, au cagibi comme en piste. Brillante, toute en appétits gigantesques et confiants. Et déchirement en fond de pupille, de la douleur brute qu'elle ne cherchait pas à dissimuler. Lola ne voyait pas pourquoi elle tricherait, elle exhibait sans crainte son désarroi, son cul et son vrai rire.

17H 15

Depuis 11 heures le matin que nous étions dans la baraque, nous n'avions pas vu la lumière du jour. Le soleil blanc chamboulait un peu la tête.

Il faisait étonnamment beau en ce mois de décembre, un grand soleil d'hiver. Quai de Saône, La Pêcherie avait même sorti la terrasse. Et les filles en profitaient pour faire comme en été: montrer leurs jambes et leurs plus jolies robes.

Macéo glapissait de joie, tirait sur sa laisse à m'en déboîter l'épaule. Quelque chose d'incongru, cette joie tapageuse dans ce corps massif et surpuissant.

Roberta était habillée court, voyant et jeune, genre magazine de mode. Comme si elle ne s'était pas assez fait reluquer pendant ses huit heures au boulot, il fallait encore qu'elle attire le regard dans les bars.

Nous nous sommes arrêtées au labo photo où travaillait Laure, une boutique de développement en une heure où elle trimait sur de grosses bécanes en arrière-boutique, à l'abri des regards.

Elle nous a remerciées en fixant le sol, ses petites mains rouges qu'elle avait un peu moites s'affolaient de part et d'autre du comptoir. Le chien tournait autour d'elle, la bousculait et les jambes de Laure semblaient plus frêles encore. Elle a changé de voix pour le calmer, tessiture grave et ferme, qui ne lui ressemblait pas. Mais faisait obéir le molosse.

Menue et effacée, elle était doucement dingue, comme le sont parfois les gens tranquilles et intégrés. Elle portait les cheveux longs pleins de boucles soyeuses, la peau lumineuse et fine comme de la porcelaine. D'une timidité obstinée, jusqu'à en être désagréable.

Nous n'avions pas grand-chose à nous dire, elle n'était pas femme à faire de longs discours. Ses yeux se sauvaient toujours quand les miens les cherchaient. À force de la traquer, je lui arrachais parfois un regard pleine face, et il me semblait alors qu'une force intense jaillissait d'elle. Je lui cherchais la pupille avec application, ce que j'y voyais parfois me fascinait.

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