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Elle m'a tendu le biz pour que je l'allume et, en me tendant le feu, ses doigts ont touché les miens. Elle sest assise dans le sens normal, appuyée sur ses coudes posés sur ses genoux. Elle a récapitulé:

– C'est pas de Lyon qu'on se connaît, c'était à Paris, t’étais venue chercher un plateau pour le keum du peep-show. T'étais venue voir Victor, mais ce jour-là il ne travaillait pas.

J'ai trouvé épatant qu'elle aligne tout ça aussi aisément.

J'ai rectifié tout de suite, échaudée par l'explosion de la veille:

– Je suis pas copine avec Victor, je l'ai même jamais vu.

Elle n'a pas relevé, m'a lancé un long regard à grands cils recourbés, a continué sur sa lancée:

– Je t'ai vue au bar rue Saint-Denis, je me souviens de toi à cause de comment tu regardes les meufs. Tu les temas comme un keum qu'aurait le vice.

Pause, battement de sourcils, yeux baissés subitement relevés, plantés dans les miens, sourire avec sous-entendu:

– T'excites les filles comme un keum qui ferait ça très bien.

On ne me la fait pas tous les jours, et je n'ai su ni quoi dire ni comment me tenir en réponse à ça. Pas que je supportais bien les gouines, mais celle-là avait le truc, un peu d'arrogance et du naturel déconcertant, me parlait couramment au ventre.

Je lui ai repassé le spliff, l'esprit bien dispersé, elle a insisté:

– Alors comme ça tu ne connais pas Victor?

Encore une fois j'ai expliqué:

– Je connais pas ce type, la seule fois où j'ai voulu le voir, c'était pour un service et il n'était pas là, c'est la fois où je suis passée à ton bar. Aucun rapport avec lui.

– Il t'envoie souvent des gens?

– Non, non.

Sur le coup, j'en ai déduit qu'il lui envoyait des gens pour acheter de la dope, de la beu ou je ne sais ce qu'elle vendait.

Elle a ramené ses genoux sous son menton, a changé de face, plus aucune trace de femellerie lascive, le ton s'était durci, teinté d'agacement. Elle maîtrisait bien le glacial aussi:

– Alors qu'est-ce que tu me veux?

– Je travaillais avec deux filles qui bossaient dans le même peep-show que Victor: Stef et Lola. Comme vous êtes toutes arrivées du même endroit en même temps, ça m'a intriguée quoi… Et je suis passée te voir. Tu les connais, Stef et Lola?

Elle a fait oui de la tête, pas très intéressée. Brusque inspiration, j'ai annoncé:

– Elles se sont fait tuer toutes les deux il y a deux jours, un truc bien sauvage. Ça ne me regarde pas, je suis pas du genre à me mêler des affaires des autres, c'est juste… Personne sait ce qui s'est passé, et comme vous êtes arrivées en même temps…

Je pensais à la Reine-Mère en m'embrouillant, à la tête qu'elle aurait faite en me voyant raconter ça comme ça à cette fille de qui j'avais tu l'existence. J'avais mes dérapages… J'ai ajouté:

– Je me suis dit que peut-être c'était important pour toi d'être au courant. Les journaux vont pas en parler, du moins pas tout de suite, on est du genre pudique au quartier…

En tout cas, je devais avoir l'air très embarrassée parce qu'elle m'a sorti une nouvelle attitude, très compatissante, m'a entourée de son bras, rassurante:

– Excuse-moi, j'ai peut-être été un peu brusque, je ne pouvais pas me douter… Elles sont mortes, tu dis?

Et elle s'est effondrée en larmes.

Elle me serrait dans ses bras en pleurant. Le contact physique ne m'était jamais agréable. Je l'avais bien cherché, mais j'avais envie qu'elle se calme et qu'elle se tienne un peu mieux.

J'ai interrogé:

– Vous êtes venues ensemble?

Elle a fait signe que non, s'est redressée et calmée, mains crispées sur ses genoux rougis par le froid. Ses doigts étaient longs et fins, bardés de bagues à pierres bleues, plusieurs bleus.

La beu qu'elle m'avait invitée à partager détruisait, littéralement, je me dépêtrais dans un coaltar retors.

À force de renifler elle avait récupéré ses esprits, s'est mise à me poser des questions:

– Et toi alors, tu es strip-teaseuse?

En même temps qu'elle posait sur moi un regard pensif, m'a fait ressentir qu'elle m'imaginait bien me dandiner avec une plume dans le cul, sourires. J'ai acquiescé:

– Pas loin d'ici… D'ailleurs, je ne vais pas trop traîner, je travaille bientôt.

– Et t'habites Mafialand?

– Ouais, et je m'y plais plutôt bien.

– Stef et Lola bossaient pour eux, non?

– Le peep-show dépend de l'orga.

– Ça arrive souvent que les filles servent de chair à régler les comptes chez vous?

– C'est jamais arrivé.

– En tout cas, pas à ta connaissance. Comme tu dis, vous êtes pudiques dans le quartier…

Elle avait sorti de quoi rouler un second spliff, ne pleurait plus du tout et me regardait de côté. Sorti sa langue pour le collage. Puis elle a déballé sans se faire relancer:

– Stef et Lola sont venues à Lyon pour chercher Victor. Moi aussi d'ailleurs.

Elle a marqué une pause, comme pour rassembler ses esprits, mais c'était surtout pour calculer l'effet que ça me faisait. Peut-être qu'elle s'attendait à ce que j'empoigne le banc à deux mains, prise d'élan et coup de boule. Peut-être qu'elles faisaient toutes comme ça. Mais je n'ai rien fait de particulier, je me suis contentée de constater:

– On peut pas dire qu'il laisse les filles indifférentes.

Et j'ai attendu la suite et les détails. Qu'elle m'a assenés d'une seule traite:

– À Paris, il piochait dans la caisse du peep-show. Quand le patron s'en est rendu compte, il est entré dans une colère noire. Parce que Victor peut pas rencontrer quelqu'un sans lui faire croire qu'il est le copain de sa vie. Le patron du peep-show, c'était son frère, son bienfaiteur, tout ce que tu veux. N'empêche qu'il l'arnaquait autant que possible. Et quand l'autre a checké qu'il y avait arnaque, il l'a vraiment joué susceptible et lui a laissé vingt-quatre heures pour tout rembourser. Alors Victor a débarqué dans mon bar… Lui et moi on avait plutôt fait copains, et jusqu'alors il ne m'avait jamais emprunté de tunes. Plus tard, je devais apprendre qu'il devait des sommes colossales aux meufs du peep-show. Ce qui tient de l'exploit, soit dit en passant. Mais il n'est pas du genre avare d'exploits. Il m'explique qu'il a besoin de cinq mille balles, il me baratine comme il faut et me promet de les rendre dans la semaine, m'embrouille la tête. C'est un monstre niveau baratin, quand il veut quelque chose avec sa bouche il l'obtient; t'as beau te méfier, tu te fais avoir. Je lui passe la lauve, il me remercie comme un fou furieux, je suis ce qu'il connaît de meilleur au monde, il m'aime comme jamais il n'a aimé personne, enfin bon… Résultat des courses: plus jamais vu le Victor. Plus signe de vie, jamais.

– Il a peut-être eu des empêchements.

– T'es sûre qu'il t'en a pas mis un coup?

– Je t'ai dit que je l'avais jamais vu, ça complique la levrette quand même. Pourquoi tu demandes?

– Parce que tu fais l'avocate. Les meufs sur qui il passe, je sais pas ce qu'il leur fait, mais elles sont capables de le défendre la minute après qu'il a égorgé leur reum.

– Et il en tire beaucoup?

– Tout ce qui bouge. Il ne peut pas s'empêcher, si tu lui mets quelqu'un en face, il faut que ce quelqu'un l'aime. Et si c'est une fille, il faut qu'elle crie. Faut qu'il lui en colle un coup, et il faut qu'elle adore ça. Sinon Victor dort pas tranquille.

– T'as crié toi?

– Cet enfant de salope m'a jamais touchée.

– Mais il t'a fait déménager?

– Ouais… Juste après, j'ai eu une sale série avec les sous. Je m'étais un peu mise dans la merde, ambiance drogue dure et vie de luxe… Tu sais comment on fait dans ces cas-là, on finit par focaliser… Je supportais pas l'idée qu'il se soit payé ma tronche. Je pensais à lui non stop, je l'aurais volontiers démoli à mains nues… Début septembre, j'ai appris par hasard qu'il était sur Lyon, c'est comme ça que j'ai débarqué à la Part-Dieu, je l'ai jamais retrouvé… Avec le temps j'ai bliou, ça va pour moi, j'ai trouvé du taf, un appart décent, je reste un moment quoi.

– Et Stef et Lola, tu les as vues depuis que t'es là?

– Un dimanche soir, à la pharmacie de garde de Cordelier, je me suis retrouvée derrière Lola dans la queue. Se retrouver à cinq cents bornes de Paris… à la pharmaco de surcroît, ça nous a fait rigoler. Finalement on a comparé nos ordos, elles venaient du même bloc, on a goleri… C'était un client du peep-show de Saint-Denis, un régulier, il venait au bar en sortant d'aller voir les filles. Et il filait des ordos vierges à tout le monde là-dedans, son père était médecin. On est allées boire un coup ensemble… On s'est pas revues très souvent parce que Stef et moi, c'était pas vraiment ça.

– Elle était un peu… abrupte.

– C'était une sale pute. Tu me diras, paix à son âme… Pis j'ai rien contre la profession. Mais c'était vraiment une sale pute.

– Qu'est-ce qu'elles lui voulaient à Victor?

– Lola ne faisait que suivre, c'était surtout l'affaire de Stef. Cette fille n'aimait personne, et surtout pas les keums. Ça a dû motiver Victor, qui a commencé par causer avec elle sans jamais faire un geste pour la toucher, ça lui a chamboulé le système à la Stef. À la fin, c'est carrément elle qui lui est venue dessus. Il a dû lui chatouiller le fond de l'âme avec son gland, parce qu'il paraît même qu'il la faisait rigoler, un truc de dingue… Finalement elle l'a hébergé. Elle habitait déjà avec Lola. Il s'est mis à emprunter de l'argent à l'une, à l'autre, à vendre des trucs de chez elles, à ramener d'autres filles… Enfin, comme il fait, quoi. À chaque nouvelle crise, il y allait de sa pirouette, et Stef le virait pas. Pis un jour, il a disparu. Elle a cru qu'il allait rappeler, genre s'excuser et revenir… Comment elle tenait à lui, ça avait l'air bien profond. C'est Lola qui m'a raconté tout ça. Soit dit en passant, il la tirait dans la foulée. Et Stef attendait, attendait… C'était pas tous les jours qu'on lui chavirait l'intérieur, alors quand elle a appris qu'il était à Lyon, elle a dit à Lola: «On y va, et je vais le tuer.» Elle avait pécho un sabre, elle avait ça chez elle, je sais pas si t'imagines, un sabre…

– Et elles l'ont retrouvé?

– Non. Mais elles, elles étaient sur le terrain, elles ont trouvé des indices… Au bout d'un moment, elles se sont rendu compte que d'autres gens le recherchaient, pour lui faire la peau aussi. C'est qu'il est pas regardant sur l'embrouille, Victor, et très efficace pour se faire des ennemis. Alors un jour, j'ai vu la Stef se pointer à mon rad, il fallait qu'on discute, elle avait réfléchi… Elle avait même fait un tour complet: il fallait qu'on le retrouve, plus que jamais, parce qu'il fallait qu'on l'aide. T'entends ça? Elle s'était livrée à un mie-mac mental assez surprenant, comme quoi elle et elle seule avait le droit de lui vouloir du mal… Un jour, Judas; le lendemain, Jésus-Christ… Je lui ai dit qu'en ce qui me concernait j'étais plus sur l'affaire.

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