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Victor était contrarié à cause de ce point de détail. Mais jubilait quand même furieusement, parce qu'il avait vu plus juste encore que prévu, en venant vers moi. Parce qu'il touchait au but.

Pendant qu'il roulait un dernier spliff, j'ai fouillé dans les affaires de Mireille pour lui emprunter un blouson parce qu'il caillait à fond dehors. Et je suis passée par la salle de bains pour me coiffer, je faisais toujours attention à ne pas laisser des cheveux à moi sur sa brosse. Je ne me dépêchais pas, puisqu'on était tous les deux habillés, même si elle débarquait tout aurait l'air normal. Et j'ai souri en me regardant dans la glace, à part mes yeux, parce que ça leur donnait le même éclat qu'aux siens. Agrandis, éclaircis, scintillants. Il y avait des épingles à elle qui traînaient sur le bord de l'évier, machinalement je me suis fait un chignon, j'ai trouvé que ça m'allait bien, un air assez distingué, le cou long et fin.

On a fumé le spliff, Victor était rudement content. Moi pareil, parce qu'il ne parlait que de comment ça allait être dès qu'on aurait la troisième disquette. Et c'étaient de chouettes histoires, des promesses égayantes. J'avais du mal à croire que tout ce bonheur allait me tomber dessus comme ça, ajouté au bien qu'il m'avait déjà fait. Mais je me faisais à l'idée, je perdais de la méfiance.

2 H 00

Nuit noire, escaliers de la rue Diderot, Saïd et Macéo montaient quand je m'y suis engagée. J'ai souri en arrivant à leur hauteur, demandé:

– Qu'est-ce que tu fous dehors à cette heure-ci?

– Je dors plus.

– T'as qu'à rester chez toi et lire.

Il avait l'air fatigué pourtant, et le sourire âpre. Il évitait de me regarder, comme s'il avait honte d'être surpris en flagrant délit d'insomnie, j'ai proposé:

– J'ai pas sommeil non plus, j'ai pas envie de rentrer. On fait un tour ensemble?

Les premiers pas ont été silencieux, empreints d'une gêne légère, mais petit à petit on s'est lancés dans une véritable visite du quartier, escalier par escalier, palier par palier…

– Je me souviens de cette cave, on avait déchargé tout un camion de lessive là-dedans, on était encore minots, je sais pas ce qu'on croyait, qu'on allait la refourguer ou je sais pas quoi… Tout un camion de lessive, c'était la cave du grand Moustaf, tu te souviens de lui?

– Je vois pas, non…

– Beau gosse, grand, avec une moustache, il attrapait la femme du boucher, un jour il a failli se faire lyncher devant tout le monde.

– Bien sûr que je me souviens, il buvait plein de vin lui, et ça lui mettait la folie…

Et on s'est mis à sillonner les pentes, pris d'une fureur nostalgique, en montrant toutes les fenêtres:

– Tu te rappelles au cinquième la fille qui habitait?

– C'était un vrai squatt chez elle, je me rappelle bien. Elle avait des francs celle-là, je me rappelle une fête chez elle, elle avait mis la cocaïne dans des bols.

– M'étonne qu'elle avait des francs, je me souviens ses parents ils travaillaient au Monde tous les deux.

– Elle s'est mis une balle ensuite, elle…

– Je me rappelle, mais elle était givrée d'origine, elle, ça m'avait pas étonné.

On a marché comme ça pendant trois heures, sans même s'en rendre compte, le chien reniflait les murs inlassablement.

Et pour la première fois depuis des jours, j'ai senti que j'avais habité là, et qu'on avait perdu.

Plus rien, cette ville appartenait maintenant à d'autres gens.

Et elle se laissait faire et ouvrait ses maisons, pour d'autres. Lascive et consentante, toujours. Offerte au plus offrant.

Je continuais de la trouver belle. Mais maintenant vraiment triste. Comme si je retrouvais la femme que j'aime sur la table de la cuisine, couchée sur le dos et les cuisses grandes ouvertes, à se faire besogner par n'importe qui. Ni franchement participante ni franchement récalcitrante. Et toujours aussi belle. Quelque chose de fini.

À ce moment précis j'ai regardé Saïd, insondablement triste, désolé et perdu. Et je n'avais rien pour lui, pas un seul mot de réconfort, pas un seul mensonge égayant.

Finalement, on était rue Pierre-Blanc, on a rien trouvé à se dire devant L'Arcade. Les décombres n'avaient pas été déblayés. Sur le mur de côté, il restait des morceaux intacts du graff à Saïd: «Fake» et «More», couleurs passées.

Macéo est allé faire un tour dedans, et Saïd l'a rappelé parce qu'il risquait de se blesser.

Ça a mis une conclusion à la balade.

J'ai regardé la fenêtre de chez Mathieu, encore de la lumière, j'ai proposé qu'on y passe, mais je n'en avais guère envie et lui non plus.

La nuit se faisait plus grise, début de jour. J'ai proposé:

– Je te raccompagne en bas de chez toi?

Il tenait à rentrer avant que Laure ne parte travailler. Il répétait d'un air inquiet qu'il lui faisait du mal. Mais ces temps-ci la maison était trop petite et il ne pouvait pas rester tout le temps là-bas. Il n'y avait pas pensé de la nuit, mais maintenant que ça lui revenait, ça lui tirait les traits d'un coup. Il était coupable et désolé.

En bas de chez lui on a fumé une dernière clope. Et quand on s'est dit au revoir on s'est serrés l'un contre l'autre. On est restés dans les bras l'un de l'autre, comme des membres de la même famille éplorés par la même perte.

Macéo, qui attendait devant la porte depuis qu'on était arrivé en bas, s'est mis à aboyer, parce qu'il en avait marre.

On s'est écartés, souhaité la bonne journée et séparés.

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