Et comme il était déjà tard, on a fini par s'habiller, on allait chez Mathieu, ils avaient tous leurs papiers maintenant et ils faisaient une party d'au revoir.
Elle s'inquiétait:
– T'as jamais été toute seule, ça va te faire bizarre de te retrouver sans Guillaume…
Julien mettait des disques, l'assurance bonhomme de celui qui sait ce qui s'écoute à quel moment. Il était assez brillant pour ça.
Guillaume m'a attrapée par le bras, prodigue en réflexions comme celles que j'aimais bien. Mais je ne sentais plus rien, je le sentais vain et loin.
Décalage. Parce que tout le monde m'était familier, et me traitait comme telle. Mais je n'étais contente de voir personne. Je m'en foutais de tous ces gens. Je trouvais leur connivence fatiguée, presque simulée. Pas bien grave, juste désagréable. Et pas moyen de savoir si c'était mon regard qui déformait, ou bien le temps en passant qui bousillait tout ce qu'il touchait.
Je savais très bien qui je voulais voir, avec qui je devais être.
J'ai repéré Mathieu à l'écart, tout seul debout vers sa fenêtre, qui sirotait son verre en observant tout le monde. Je suis allée le voir, j'ai essayé d'être bon esprit:
– C'est cool, tout le monde est venu.
– Ouais! Je suis bien content de partir.
– Sans regrets?
– T'es folle, j'ai trop d'avenir.
Il faisait danser ses épaules, distraitement, comme il l'avait toujours fait. Je suis restée à côté de lui sans rien dire, à regarder les gens. J'étais parfaitement hors jeu.
Mireille a réussi une entrée brillante, très égérique. Comme à son habitude elle a fait monter la tension d'un cran, agacé l'atmosphère. Elle était tout de suite entourée, virevoltante, Scarlett dégénérée, qui tournerait à la drogue dure. Ses yeux avaient un éclat que j'identifiais assez bien à présent: l'éclat glorieux de celle qui vient de s'en prendre un fameux coup.
Elle m'a gratifiée d'un tonitruant bonjour, parce que j'étais dans son secret, son monde intime, la seule à savoir que Victor était chez elle. Nous avons échangé quelques mots, parlé de n'importe quoi sauf de lui, et nous ne pensions qu'à ça. Je regardais sa bouche pendant qu'elle débitait, je connaissais bien la langue qui s'y était fourrée. Est-ce qu'elle aussi aimait qu'il la divine par-derrière, est-ce qu'elle léchait ses doigts avec avidité? Est-ce qu'ils faisaient ça pareil tous les deux, comment se tordait-elle quand il l'extravaguait?
Quelques personnes s'étaient mises à danser, il faisait suffisamment raide pour ça.
L'alcool aidant, la soirée prenait de la gueule, le mouvement se créait.
Sans moi, qui pourtant faisais quelques efforts, peine perdue. Je ne savais ni comment me tenir, ni quoi dire à qui, ni même à quel moment rire de quoi. Aucun groove dans la repartie.
J'ai attendu que Mireille aille folâtrer plus loin, puis je me suis isolée dans la salle de bains avec le téléphone. J'avais déjà vu des filles faire ça, bouillir en silence, puis ne plus y tenir et se foutre dans un coin, combiné à l'oreille, pour appeler leur bonhomme. Et ça m'avait toujours semblé décidément grotesque.
– Je te réveille?
– Non… Tu passes?
– Maintenant?
– Si t'appelles, c'est que t'as envie de passer, sinon à l'heure qu'il est tu serais en train de rigoler avec tes copains. Je t'attends?
– Ouais, mais si Mireille…
– Arrête de discuter, Louise. Je deviens fou à force d'être enfermé ici. On va faire des trucs, en général ça me fait du bien.
Je trouvais ça bien, qu'il me parle toujours comme il le fallait.
J'ai vérifié que Mireille était en plein numéro, elle retrouvait tout le monde et un tas de choses à leur dire, quelques renseignements à prendre aussi.
Et je suis sortie sans rien dire.
En descendant les escaliers j'entendais les bruits s'éloigner, cette soirée m'avait massacré l'humeur. Il ne s'était rien passé, sauf que j'avais basculé dedans.
J'étais triste, comme remplie de pierres, des pierres bien anguleuses qui me brasseraient sévère.
Je m'étais trop vite imaginé que de le faire avec Victor m'avait dénouée une fois pour toutes, que j'étais à l'abri de tout ça.
Maintenant que la Reine-Mère m'avait dit qu'elle m'avait fait surveiller, ça me tournait dans la tête. Et je les sentais, les yeux, le poids d'un regard désapprobateur, menaçant et mordant, qui me suivait bien partout. Je sentais les trous noirs des allées qui me voulaient du mal et les fenêtres allumées, penchées sur moi, me vriller le crâne. Et c'était autour de moi, étreinte maléfique, un murmure sourd alentour, chuintement haineux, ça m'attendait tapi dans l'ombre. Je retrouvais de bonnes vieilles connaissances, amplifiées, victorieuses, tordeuses de gorge, qui tendaient leurs toiles au creux du ventre, et viciaient l'air, doucement, et c'était dans ma bouche aussi, sale goût.
Et au lieu d'avoir pris des forces pendant les quelles jours d'accalmie précédents, je me sentais dedans plus pitoyable que jamais, comme incapable de supporter ça davantage, frayeur stupide roulant à toute vitesse, prenant de l'ampleur d'un bumper à l’autre, impitoyable et enclenchée.
Il n'y avait que cinq minutes à faire de chez Mathieu à chez Mireille, et je pressais le pas, mais je sentais l'œil derrière moi et dessus, maléfique, qui me surveillait, et quoi que je fasse, impitoyable, m'attendait, puisque, quoi que je fasse, il finirait par me grignoter tout entière.
Je rentrais-sortais les mains de mes poches, peur panique et pas extirpable, à part tourner la tête de droite à gauche et marcher le plus vite possible.
Victor a fait monter les volets, je me suis glissée à l'intérieur.
Point culminant de l'effroi, quand j'ai réalisé qu'il n'y pouvait rien, qu'il était aussi loin que les autres et je n'avais pas envie de la chose avec lui, il ne pouvait rien pour moi, et ça ne servait à rien.
Ses mains se sont agacées le long de moi, en me sentant distante et agitée, il n'a pas enlevé ma robe, il n'a pas attendu que je démarre et que j'aie vraiment envie, il est venu dedans tout de suite, j'étais appuyée contre le canapé et tout le début j'étais ailleurs, parce que je n'y croyais pas, il ne pouvait rien pour moi, et ce sale truc dedans tournait de plus en plus fort, gagnait en vigueur et ne me laisserait plus tranquille.
Et puis c'était fini, à un instant précis que je n'ai pas senti venir, il avait chassé le truc, rentrait-sortait, furieusement, miraculeusement, cherchait le fond et me creusait, faisait la peau au sale truc, le faisait taire dedans, et me prenait, me ramenait à lui, et je n'entendais plus rien que moi qui respirais et du plaisir montant, mon corps bien soulagé, loin des yeux et des pierres, mon corps qui lui appartenait. Encore, et je ne savais pas quand ça avait basculé, mais il était vainqueur, en était venu à bout. Et serrée contre lui je voulais juste dormir, je me sentais apaisée, même pas irritée à l'idée de me relever bientôt, de rentrer chez moi à pied. La grande peur bien passée, les entrailles accordées. Moi tout entière reposée, soulagée. Infiniment reconnaissante. Il a demandé:
– Mireille m'a dit que ton frère partait demain, pourquoi tu me l'as pas dit?
– Pas pensé.
– Je vais pouvoir venir chez toi alors?
– T'es pas bien ici?
– Non, je suis pas bien, je vais devenir dingue. Je suis enfermé là tout le temps, t'imagines comment ça fait? Et j'ai aucune raison d'être avec Mireille, et pas envie de faire des efforts. Je veux être avec toi, tout le temps, au moins quand on baise j'ai l'impression de prendre l'air.
– Tu peux pas venir chez moi, réfléchis… Mireille, si tu pars d'ici, elle viendra tout de suite me voir, et je peux pas ne pas lui ouvrir. Et si elle se doute, elle va mettre un bordel incroyable. Et elle aura raison d'ailleurs.
– Faut que tu la retrouves, Louise, je vais devenir fou sinon.
Je n'ai même pas demandé de qui il parlait. J'ai trouvé ça marrant, qu'il choisisse ce soir-là pour en parler cash pour la première fois. Son instinct, putain de lui, qui lui donnait les bons conseils.
On l'a fait une deuxième fois, et il était sur moi, ses deux mains derrière ma nuque, me piochait tout doucement et je bougeais mon cul en même temps que lui, ses yeux rivés aux miens et je partais en arrière, je me gorgeais de lui et le truc montait, croissait dans l'air autour, je l'ai senti se tendre, et le truc dedans s'est répandu, généreusement, ça me faisait une grande détente, apaisement de fond.
Je me suis dégagée de lui juste après, tendu la main vers mon sac et lui ai donné la disquette, parce que ça ne servait à rien d'attendre plus longtemps, que je n’en n'avais même pas le droit.
J'ai répondu à toutes ses questions sur ma rencontre avec la Reine-Mère, rapporté tout ce qu'elle m'avait dit. Il a demandé:
– Pourquoi tu ne me l'as pas dit en arrivant?
– Parce que la Reine-Mère a toujours veillé sur moi, et que pour la première fois qu'elle me demande quelque chose, je lui crache à la gueule. Parce que j'ai peur que maintenant tu partes sans moi et j'imagine vaguement ce que ça va me faire.
Il a écarté ça d'un mouvement du menton:
– Arrête de divaguer, je vais pas te laisser derrière, ça va être vraiment bien une fois qu'on sera ailleurs et qu'on pourra être dehors ensemble, en plus on va avoir de la tune, il faudra un moment avant d'en venir à bout…
– Tu vas la vendre à qui?
– Demande pas ça, t'en as rien à foutre. Mais c'est de la bombe ce truc, t'imagines même pas… La vieille, elle s'est pas rendu compte de ce qu'elle avait entre les pattes… Te bile pas pour elle, de toute façon elle fait sous elle, elle est plus dedans, je t'assure, ça sera pas de ta faute s'il lui arrive malheur, surtout t'en fais pas…
Et ça m'a fait rire. Je voyais très bien ce que ça avait de sordide, ce qu'on était en train de faire. Je l'oubliais sans effort, à peine la main posée sur lui tout allait bien et je rigolais.
Mais j'ai quand même retrouvé mes réflexes, quand il a questionné sur Sonia et la troisième disquette, j'ai répondu:
– Je sais pas où on peut la trouver, elle habite n'importe où cette fille, elle ne passe jamais deux nuits au même endroit.
– Tu crois que tu peux mettre la main dessus?
– Je vais faire de mon mieux, mais Sonia m'aime pas trop, elle se méfie de moi, je sais pas pourquoi. En tout cas, je ferai de mon mieux.