Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Jacques gueula:

– Je ne ferai rien de semblable, en se détournant comme un offensé, mais il avait l'air d'espérer soudain, de revivre. Il faisait le braillard mais jubilait obscurément.

– Tant pis pour moi, dit Salomon.

– J'ai subi de dures ténèbres, des brisements sinistres, gronda Novelli, à nouveau courbé sur la table, tout gonflé d'une vigueur de bélier. J'ai le sentiment d'avoir traversé la mort, Salomon, la vraie mort. J'ai renoncé à mes pouvoirs et au secours de Dieu, je me suis dépouillé de tout, jusqu'à l'amour nu. Je n'ai plus rien, je ne suis plus rien qu'une tête creuse sur un corps d'épouvantail. Quelle autre route pourrais-je suivre que celles des mendiants, dis-moi?

– Il te reste à franchir un dernier obstacle, Jacques, celui qui te sépare de la paix. Tu peux encore te perdre, car rien n'est gagné, quand tout ne l'est pas. Tu es passé par où ne passe pas le monde. Reviens au monde, fils, ne te laisse pas emporter au large. Nous t'aimons.

– Non, non, dit Jacques, pesamment accoudé, remuant le front entre les épaules. Je n'ai rien appris, rien gagné. Tant de travail, tant de chemin pour rien, Salomon! Je n'ose plus lever la tête, de peur d'entendre de mauvais rires dans le ciel.

Salomon d'Ondes sourit et pencha sa bonne figure à toucher presque la tempe de Novelli, qui contemplait obstinément un fond de vin, les mains croisées sur sa timbale. D'un volet de lucarne que la boiteuse ouvrit près de la porte le soleil leur vint devant, parmi les cruches et les deniers épars sur la table.

– Te souviens-tu, dit le juif, te souviens-tu de Novelli le Jeune quand il revint de son collège romain avec sa science noble? Es-tu cet homme, Jacques?

– Certes non, je ne le suis plus.

– Et de l'Inquisiteur Novelli, qui rendit tant de sentences impitoyables, du haut de sa cathèdre, t'en souviens-tu?

– Oui, je me souviens de lui. Il est mort, mille fois brûlé.

– Et celui qui voulait à toute force me faire agenouiller dans son église, et me poussait à coups de belle langue, de menaces sournoises, est-il encore vivant, dis-moi?

– Celui-là espérait un frère et se cognait aux murs, dit Novelli. Il me plaisait assez, mais il est aussi tombé de moi en me laissant étrangement vivant.

– Ainsi te voilà libre, Jacques, et je suis libre aussi.

– Pour toi, il est vrai que tu peux faire selon ton coeur. Vis, c'est tout ce que je souhaite.

– Ce que je peux, tu le peux aussi désormais. Tu n'as plus à souffrir, mon bon fils. Tu n'as plus à te débattre, tes vieilles prisons se sont défaites en poussière. Tu peux entrer dans Toulouse sur ta mule, assuré de ta bonté, aller à tes affaires, jouer aux dés ou chanter la messe, baptiser, consoler les mourants, goûter les fruits du temps, tous les fruits, grand ouvert, Novelli, comme une maison de vie. Une maison de vie: voilà ce que doit être un homme véritable, et tu le seras bientôt car tu sais aimer, tu connais les âmes. De ce que les jours à venir t'offriront, tu choisiras ce qui est juste, ce qui est bon, sans souci de Dieu ni de toi-même, et tu apprendras à dire, pour ceux qui sauront entendre, des paroles sûres et vraies. Sûres et vraies: tu ne parleras plus pour chasser les effrois, pour tromper les malheureux ou te farcir de gloire, mais pour nourrir ce qui doit l'être et te sentir vivant. Tu ne cacheras plus l'amertume du monde mais tu diras aux gens «Voyez, où vous êtes je suis, aussi mortel que vous, soumis aux mêmes lois et je vais dans les heures qui passent, portant mes souffrances et mes bonheurs, comme vous, mais moi je ne crains rien parce que je n'attends rien, et je suis l'amant de tout regard qui cherche.» L'espoir est inutile autant que l'angoisse des prochains hivers. Les travaux nécessaires useront assez tôt ton corps et ton esprit. Ne t'impose pas ces sortes de fatigues que seul l'orgueil commande, Jacques, tu n'y récolterais que du mauvais vent.

– Je ne pourrai jamais vivre comme tu dis parmi les puissants, les menteurs, les gonflés de tripaille. Ceux-là n'ont pas soif d'amour, Salomon, ils veulent régner, asseoir leur cul sur des têtes basses, rien d'autre. Il faut les fuir, ce sont des diables.

– Non: des enfants, monseigneur. Ils ne sont pas allés où tu es allé, donc ils ne savent pas ce que tu sais, et ce n'est pas parce que leur misère n'est pas visible qu'ils sont indignes de pitié.

– Les saints ne sont chez eux que parmi le bas peuple. Ils ne se mêlent pas aux cours des princes, des prélats, des sénéchaux.

– La sainteté est chose intime, point publique. Cesse de te perdre dans les naïvetés de l'apparence.

– J'en connais qui ont souffert le martyre, nom de Dieu. Ceux-là seuls sont grands et purs, cria Novelli, exaspéré.

– Il est des routes qui vont au feu, d'autres aux cimes, d'autres aux villages. A chacun la sienne. J'ignore ce qu'est la pureté, mais je sais que la folie est de ne pas suivre sa route.

– La souffrance et la mort ne sont pas respectables, dit soudain Stéphanie, reniflant ses larmes. Me serais-je faite recluse à la porte du Bazacle, tu m'aurais mieux aimée. Aime-moi vivante, imbécile.

Novelli se redressa d'un coup, suffocant, tout bouillonnant de paroles lourdes, enragées, prodigieusement amoureuses. Il voulut crier quelque chose par le regard, agita les mains devant sa figure, empoigna sa compagne aux cheveux, lui baisa violemment la bouche, la repoussa et la contempla, éperdu, le visage pourpre, effrayé, furieux, suppliant. Elle baissa la tête, essuyant ses lèvres mordues. Elle avait dans les yeux une joie de victoire.

Vitalis et frère Bernard se levèrent en disant qu'il leur fallait abreuver les chevaux. Le moine avait l'air émerveillé. Passant derrière Stéphanie, il se pencha sur elle et lissa sa chevelure en murmurant une bénédiction. Elle le regarda s'éloigner, surprise, souriante, puis quitta elle aussi la table avec les cruches vides en demandant à la boiteuse où étaient les tonneaux. Novelli, les mains sous le menton, semblait maintenant absorbé dans un songe matinal. Salomon, content de se retrouver seul avec lui, s'affermit sur son tabouret et dit, chassant à petits coups la poussière de pain autour des timbales:

– T'ai-je parlé de cet alchimiste qui m'instruisit autrefois, à Cordoue? Je crois que oui. Il était aveugle et vivait de menus colportages, d'aumônes. Un jour, comme il mendiait à la porte d'un couvent, il sentit s'approcher un noble qui s'assit près de lui, sur la borne du porche, et lui demanda simplement si sa compagnie ne le dérangeait pas. Mon maître, flairant la bonté qui l'environnait, sut aussitôt que cet homme, qu'il n'avait jamais rencontré, était pourtant un très intime compagnon. Il était conseiller à la cour d'Andalousie, mais avait traversé les mêmes faillites d'âme que lui, les mêmes morts et la même renaissance, c'est pourquoi ils s'étaient l'un l'autre reconnus. Le mendiant n'avait aucun respect pour les gens de pouvoir, et le grand personnage aucune pitié particulière pour les vagabonds, mais ils parlèrent longtemps, convenant ensemble de la folie du monde, de la beauté de la vie, de l'ignorance commune des puissants et des pauvres, de l'amour nécessaire. A la fin, le noble baisa la main de l'aveugle et lui donna l'or qu'il avait. L'aveugle ne lui fit pas l'injure de le remercier, car ils étaient frères, et chacun reprit sa route. En apparence, l'une était poussiéreuse, l'autre dallée de marbre. En réalité, elles étaient semblables, mais ils étaient seuls à le savoir. Que tu sois évêque ne changera rien à ton âme, Novelli. Tu le seras parce qu'il se trouve que c'est ton chemin. Une fois franchie la porte qui s'ouvre devant toi, tu sauras reconnaître tes vrais compagnons, quel que soit leur habit, et tu apprendras qu'ils ne sont guère nombreux. Tu vivras presque seul, sans rien demander. Tu offriras la simplicité et la compassion dont tu seras capable à qui voudra, et tu satisferas les désirs de ton corps, même les moins nobles, avec l'amour qu'il faut en tout. Alors te viendra un savoir inexprimable et si subtil que tu auras peine, au début, à le distinguer de l'illusion, mais n'aie crainte: il se gravera peu à peu dans ton coeur et deviendra aussi ineffaçable que s'il était creusé dans une pierre dure.

Stéphanie revint avec des cruches pleines à ras bord de vin écumant. Elle resta un instant hésitante, curieuse de la rêverie où étaient maintenant les deux hommes, puis à nouveau s'éloigna: l'adolescente la rappelait à grands gestes et chuchotements, désignant l'échelle qui grimpait aux combles.

– Au collège de Rome où j'étais avec Gui de l'Isle, dit Novelli, on parlait de moi comme d'un pape possible. Ces murmures me paraissaient extrêmement vulgaires, ils me faisaient horreur, je ne voulais pas les entendre.

Il eut un soupir de grande lassitude et dit encore, avec un étrange regret:

– Je serai un jour cardinal, tu seras un riche marchand juif, et nous serons amis.

– Je peux bien, si tu veux, me faire catholique.

– Tu te moques.

– Oui, mais point de toi. J'en aurais des avantages.

– Certes, tu ne paierais plus le tribut judaïque, dit Novelli, riant.

Et Salomon, avec une lueur gourmande aux yeux:

– J'aurais accès aux livres des couvents.

Ils jubilèrent ensemble, se servirent à boire et choquèrent haut leurs timbales. Stéphanie leur fit un signe d'au revoir avant de sortir avec la boiteuse. Ils regardèrent, par la lucarne proche, leur belle compagne et la pauvre fille enlacée à sa taille s'éloigner sur le chemin du village, sans doute à la rencontre du père. Des rires et des éclats de voix résonnaient au seuil de l'écurie, séparée de l'auberge par un mur très sommaire et lézardé. Vitalis et frère Bernard, langues, regards et mains agiles, jouaient aux sous avec le ciel. Novelli resta songeur, souriant de temps en temps aux pensées qui lui venaient. Salomon s'en fut s'accouder à l'étroite fenêtre et se mit à contempler, derrière les premières masures du village, la colline bleue de Naurouze au loin, pensant à la saveur d'amour qui leur était venue au pied du chêne double. Il n'en avait jamais goûté d'aussi simple et forte. Sans doute fallait-il être chrétien pour oser s'enivrer d'elle jusqu'à l'extrême débâcle de l'âme, comme l'avait fait Novelli.

Les deux joueurs entrèrent soudain dans la salle en menant un bruyant sabbat de pitres. Frère Bernard Lallemand avait la mine rouge et faraude d'un homme qui n'ose tenir un pari difficile. Il faisait à chaque pas mine de fuir mais avançait, bousculé à grandes bourrades par son compère.

– Ce gros âne veut vous parler, dit Vitalis, amenant le moine devant Novelli, et le retenant par la ceinture.

47
{"b":"88799","o":1}