Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Mon frère, mon frère, dit-il doucement, pourquoi vous êtes-vous conduit de la sorte?

– Point par cupidité ni moquerie, monseigneur, répondit Arnaud avec un abandon de bon aloi. Je suis un catholique assidu, tant aux offices qu'aux processions, où l'on me prend souvent parmi les porteurs de statues. Ma foi est ferme, mais elle est mélangée de désirs inexplicables.

Les mots qu'il voulait dire lui restèrent en gorge. Il soupira, mal à l'aise. Novelli l'encouragea du regard autant qu'il put, fronçant le front comme s'il se creusait aussi l'esprit à chercher les phrases rétives.

– J'aime écouter les confidences intimes, dit enfin Arnaud de Vergnes. Ces récits, que l'on n'ose, d'ordinaire, confier qu'à mi-voix dans l'obscurité, me bouleversent prodigieusement. Ils me nourrissent. Peut-être même m'empêchent-ils de mourir, certains soirs, quand la solitude me pèse trop. Voyez-vous, monseigneur, je ne sais éprouver pour le monde qu'une sorte d'amour qui ressemble à la faim, à la soif. Je n'ai pas le souci de faire du bien aux gens, mais je ressens une grande volupté à me baigner avec eux dans ces lieux ténébreux de leur âme où ils se croient seuls. Est-ce là un crime? Je l'ignore. Je n'ai jamais trahi personne. Jamais je n'ai dit ce que j'avais entendu, dans l'ombre délicieuse des églises. Je sais pourtant des choses qui me vaudraient quelques sacs de bons deniers si je menaçais de les révéler publiquement. Mais Dieu m'en garde, je perdrais, alors, la chaleur des secrets. Quand je rencontre, par les rues, de ces gens honorables dont je connais, moi seul, les vices, les errements, les pauvres peurs, vous ne pouvez imaginer avec quelle douceur je les chéris et je les plains de les savoir aussi fautifs, aussi obscurs que moi. C'est là ma manière d'être fraternel, monseigneur. Il en est sans doute de plus utiles, mais aussi de pires, je crois.

Il avait parlé la tête haute, s'offrant avec une fierté douloureuse aux paroles qui lui venaient, sans cesser de regarder Novelli, qui avait plusieurs fois baissé les yeux pour feuilleter sans raison le registre. Ce Vergnes, décidément, le dérangeait autant qu'il le passionnait. Il se tourna vers son compère Pélisson et se mit à rire hautement pour se défaire du charme vénéneux où il se sentait pris, et dissimuler à ses frères inquisiteurs l'intérêt un peu honteux qui le poussait à questionner plus avant.

– Cet homme est incompréhensible, dit-il.

– Vous devriez pourtant me comprendre mieux que tout autre, monseigneur, répliqua Arnaud avec une soudaine insolence. Il est impossible que vous n'ayez jamais éprouvé les mêmes sentiments que moi, vous qui êtes réputé pour confesser le monde avec un soin très habile.

Jacques se dressa d'un bond si vif que son siège, derrière lui, se renversa. Il gueula, pris de rogne tremblante:

– Je ne jouis pas, moi, foutu branleur, je ne jouis pas, Dieu du Ciel!

– Allons, frère Novelli, dit Bertrand de Pomiès en souriant sournoisement, pourquoi donc prenez-vous la peine de vous justifier devant cet homme? Vous voyez bien que le diable le tient.

Jacques, grognant encore et regardant furieusement Arnaud, repoussa Pomiès qui voulait l'apaiser et le moine accouru pour relever sa cathèdre. Il se rassit, et s'efforçant au calme:

– Seule compte l'intention, pure ou sale, qui gouverne les actes. Dieu me préserve de jamais prendre plaisir à fouiller l'âme d'un pénitent. Tu es ignoble, Arnaud.

Il eut envie tout à coup de fuir cette salle morne, ce travail trop éprouvant, et se mit à haïr pêle-mêle ces clercs, ces soldats qui se tenaient tête basse, peureusement, pour ne pas avoir à affronter son regard furibond, et cet Arnaud de Vergnes qui osait encore lui faire face et l'observer avec une obstination très gênante. Il ricana, pensant soudain à ces gens de haute volée qui raillaient sa raideur, certains soirs, dans leurs aimables palais, et enviaient sa charge. Ces péteux ne savaient pas ce que pouvait être la douleur de juger, ni de quel accablement il fallait parfois payer le privilège de côtoyer des monstres. Il resta un moment silencieux, rêvant à quelque miraculeuse libération, le menton sur la poitrine. Une main se posa sur son bras. Il sursauta. Frère Pélisson, penché à son oreille, lui demanda, avec une compassion craintive

– Êtes-vous bien?

– Ne vous préoccupez pas de moi, Guillaume, et poursuivez donc l'interrogatoire. Après tout, cet homme est à vous.

Le moine murmura un remerciement confus, se mit à l'ouvrage avec application et sa voix monotone, peu à peu, enferma Novelli dans une mélancolie de vieille poussière. Il écouta la pâle musique de ses phrases aller, dans l'air de la salle, à la rencontre des réponses d'Arnaud, revenir au registre, s'accorder docilement aux crissements des plumes sur les écritoires. «Va, Guillaume, va ma bonne chèvre, pensait-il, tout sarcastique derrière sa figure, tu es un bon inquisiteur, indifférent aux misères et peu curieux des âmes, comme il faut l'être. Moi je brûle trop, mon Dieu, je brûle trop.» Un silence subit lui fit lever la tête. Frère Pélisson, les joues rosées d'avoir tant palabré, le regardait, l'air satisfait.

– Que vous en semble, frère Novelli? Il y a lieu, à mon sens, de condamner cet homme au mur strict, dit-il.

– Il est de bonne famille, répliqua Bertrand de Pomiès. Je suis d'avis de lui faire quelque grâce.

Il avait, dans l'oeil, sa perpétuelle lueur de moquerie méchante, «et pourtant, se dit Novelli, le voilà moins sévère que mon doux Guillaume. Comment connaître le fond des coeurs? Peut-être est-il bon et n'ose pas le montrer. Peut-être aime-t-il le pauvre monde, lui aussi, derrière sa figure de rat». Il lui sourit. L'autre, point accoutumé aux douceurs, rougit et dit, désignant Arnaud de Vergnes d'un coup de menton dédaigneux:

– Il n'est pas hérétique. Il n'est que fou.

Allons, Pomiès était ce qu'il semblait: intelligent et sans pitié. Novelli soupira et regarda Arnaud avec une détestation rageuse. Il était bien le seul combattant, en ce lieu, qui soit digne de son ardeur. L'autre noua ses doigts contre son ventre, se redressa comme s'il attendait la mort et se mit à prier à voix basse.

– Qu'il soit banni de cette ville et que les croix d'infamie soient cousues sur ses vêtements, dit Jacques. Greffiers, rédigez la sentence en bonne forme. Vous me la ferez porter au couvent.

Le verdict ne pouvait être plus clément. Arnaud de Vergnes contempla les clercs, alentour, avec un étonnement rieur mouillé de larmes, puis fit un pas en avant, comme Novelli quittait la table, et lui dit, le regard insupportablement complice et reconnaissant:

– Merci, frère.

– Je ne suis pas ton frère, foutre non, gronda l'autre, passant devant lui en grande hâte furieuse.

Il empoigna son manteau que lui tendait un moine et sortit.

Il s'en fut par la ruelle des Fustiers, parmi les copeaux, les sciures et les bruits de maillets jusqu'à la place des Salins où la jovialité bruyante du peuple dans la bousculade du marché l'allégea très bonnement. Du coup, il se sentit assez de coeur pour aller à nouveau aiguillonner Salomon d'Ondes, qu'il importait de ne pas laisser seul dans sa Juiverie. La longue rue Jouzaigues était encombrée de menuisiers occupés à cheviller des étals neufs, et de maçons qui torchaient les façades de mortier propre et riaient fort quand ils éclaboussaient de glaise les jupons des jeunes bavardes nonchalantes au pied des échelles. Novelli vit de loin le grand juif, près d'une vieille tourelle, au coin d'un carrefour ensoleillé, en conversation avec le rabbin Eliezer et deux autres infidèles qu'il ne connaissait pas, mais leur vêtement médiocre et leurs mains agiles devant les bouches les désignaient à l'évidence comme philosophes. Il en fut contrarié. Sans aucun doute ces diables de lettrés s'échinaient à mettre Salomon en garde contre la foi chrétienne. Il pressa le pas en s'efforçant de ne pas les quitter des yeux, au-delà des embarras de son chemin, pensant avec une grande inquiétude que son homme, sermonné par ces mauvaises gens, était en danger de perdition. Le rabbin aperçut le premier l'Inquisiteur Novelli, dit quelques mots à l'oreille de Salomon, qui se tourna vers la rue où il venait et s'empressa aussitôt à sa rencontre, tandis que les deux autres s'éloignaient en continuant de bavarder passionnément.

– Vos amis ont-ils si peur de moi? demanda Jacques avec un mauvais rire, dès qu'il fut à portée de voix. Vous n'auriez pas dû les laisser s'enfuir ainsi. Nous aurions pu parler ensemble.

Il serra sans chaleur les mains du juif et les tint un moment dans les siennes, regardant au loin, l'air hautain, le rabbin Eliezer qui les observait, planté au milieu du carrefour.

– Pardonnez-leur, répondit Salomon, riant aussi. Ils n'aiment guère fréquenter les gens de votre sorte.

– Je déteste effrayer, dit Novelli.

Il secoua la tête comme pour se défaire d'un fardeau, puis, la relevant:

– Vous ont-ils dit beaucoup de mal de moi?

– Non. Ils m'ont dit du bien de mes pères.

Ils se mirent en chemin, lentement, vers la boutique, Jacques rêvant, le front froissé, et Salomon l'observant à la dérobée.

– Ils s'inquiètent du mal que l'on pourrait me faire, dit-il enfin. Vous aussi, maître Novelli, vous me semblez chagrin.

– Laissez cela, il ne convient pas que je vous charge de mes soucis.

– Pourquoi? Si vous voulez que nous soyons frères, comme vous l'avez dit, vous ne devez pas craindre de vous confier à moi.

Novelli s'arrêta au milieu de la ruelle, croisa les bras, regarda le juif avec un sourire finaud et dit:

– Allons, pauvre homme, croyez-vous vraiment que je sois assez sot pour me laisser prendre à des pièges aussi grossiers? Que feriez-vous de mes chagrins, dites-moi, si je vous les livrais?

Salomon soutint son regard, la tête de côté, un éclat de moquerie discrète dans l'oeil, et ne répondit pas. Alors Jacques le prit par le bras et à nouveau l'entraîna au pas de promenade.

– Sans doute, dit-il, suis-je parfois sujet à des exaltations excessives, et je peux bien vous avouer aussi que je supplie Dieu tous les jours de me faire plus juste et droit que je ne suis, ce qui montre assez que je m'estime peu. Voyez, je ne ruse pas avec vous. Je connais mes faiblesses, elles m'obligent à une grande humilité. Cependant, ne me mésestimez pas, vous vous éviterez bien des peines. Ne comptez pas que je vous abandonne, par lassitude, à vos amis lettrés, ou que vous parviendrez un jour ou l'autre à me prendre en défaut, et à vous échapper de ce poing qui vous tient. Et ne vous obstinez pas à me haïr, c'est inutile. Il est tout à fait vrai que je veux faire de vous mon frère. Vous le serez. J'ai toujours accompli ce que j'avais résolu. Oubliez donc vos calculs de mauvais stratège, ils ne vous seront d'aucun secours.

14
{"b":"88799","o":1}