Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Cependant Chico n’était pas un ingrat, comme le prétendait le digne Manuel. Seulement sa gratitude allait – et c’était assez naturel – au seul être qui lui eût témoigné de la bonté et de l’affection: Juana.

Chaque jour il trouvait le moyen de se faufiler dans l’auberge – il était si petit – et là, tapi dans un coin, il se remplissait les yeux de la vue de celle qui était tout pour lui. Il regardait Juana, vive et alerte, toujours mise comme une petite reine, qui allait et venait, surveillant le service, l’œil à tout, en avisée ménagère qu’elle était, d’instinct, malgré sa jeunesse. Et quand il avait bien rempli ses yeux et son cœur il s’en allait content… pour revenir le lendemain.

Quelquefois, lorsqu’elle passait à sa portée, il osait allonger la main, saisissait un coin de sa basquine et la baisait dévotement. Tiens! il avait bien baisé la trace de ses pas, restée visible sur le sable répandu dans le patio! Mais c’étaient là bonheurs qui ne pouvaient lui échoir souvent.

Un jour qu’il avait mal calculé son mouvement, au lieu de la basquine il avait effleuré le mollet. Il en était resté tout saisi. D’autant que Juana, croyant à la grossière plaisanterie de quelque client, s’était arrêtée, pâle d’indignation, en jetant un grand cri, qui avait fait accourir Manuel et les serviteurs.

Le pauvre Chico avait immédiatement entrevu le résultat de sa maladresse; l’auberge bouleversée, sa découverte à lui, Chico, effaré, et qu’il allait être ignominieusement chassé devant elle, sans préjudice de la raclée qui ne lui serait pas ménagée.

Piteusement, il était sorti de sa cachette, et à genoux devant elle, les mains jointes, il avait murmuré:

– C’est moi, Juana. N’aie pas peur.

Malgré qu’il fût dans un état pitoyable, à ne pas prendre avec des pincettes, elle l’avait reconnu tout de suite. Elle n’avait pas eu peur. Elle avait même paru très contente et elle avait répondu à son père qui s’informait:

– Ce n’est rien. Je me suis heurtée contre cette table et je n’ai pu me retenir de crier comme une sotte.

Le père Manuel, ne voyant rien de suspect, s’était retiré, satisfait de l’explication; les serviteurs avaient repris leurs occupations interrompues, et elle, elle lui avait fait un signe imperceptible auquel il avait obéi. N’était-ce pas dans ses habitudes de lui obéir en tout?

Elle l’avait conduit dans un endroit écarté où on ne pouvait la surprendre. Tout de suite elle l’avait pris de très haut avec lui:

– Que faisais-tu dans ce coin? Sacripant! paresseux! hérétique! Comment oses-tu reparaître dans la maison que tu as abandonnée, sans un adieu, sans regret?… Ingrat! sans cœur!

Elle avait beau gronder et faire sa grosse voix, il voyait bien à ses yeux qu’elle était contente de le revoir, joliment contente, tiens! Alors, très ému, il avait répondu humblement:

– Je voulais te voir, Juana.

– Oui-dà! Et d’où te vient ce tardif désir, après des jours et des jours d’oubli?

Très triste, il répondit:

– Je ne t’ai pas oubliée, Juana, je ne le pourrais pas d’ailleurs. Je suis venu ainsi tous les jours.

– Tous les jours! Tu veux m’en faire accroire. Pourquoi ne t’es-tu jamais montré?

– Je pensais qu’on m’aurait chassé.

Elle l’avait regardé avec un air de commisération étonné.

Et haussant les épaules:

– Tu l’aurais, ma foi, bien mérité… Tu devrais savoir pourtant que je n’aurais pas fait cela, moi.

– Toi, Juana, oui. Mais ton père? Mais les autres?

L’argument lui parut avoir sa valeur. Elle ne répondit pas tout de suite. Elle ne doutait pas de ce qu’il disait d’ailleurs et – ce qu’elle se gardait bien d’avouer – peut-être l’avait-elle découvert plus d’une fois dans les coins où il se croyait si bien caché. Pour dissimuler son embarras elle reprit, grondeuse:

– Dans quel état te voilà! On te prendrait pour un malandrin. Comment n’as-tu pas honte de te présenter ainsi devant moi? Ne pourrais-tu être propre, au moins?

Il baissa la tête, honteux. Une larme pointa à ses cils. Le reproche le cinglait; et il est de fait que sans ce malencontreux incident jamais il ne se serait montré à elle dans cet état.

Elle vit qu’elle lui avait fait de la peine en l’humiliant. Elle dit d’un ton radouci, en le regardant finement:

– N’est-ce point toi aussi qui as apporté ces fleurs que j’ai trouvée parfois sur ma fenêtre?

Il rougit et fit signe que oui de la tête.

– Pourquoi as-tu fait cela? insista-t-elle en le fixant toujours.

Très naturellement, sincèrement peut-être, il répondit:

– Je ne voulais pas que tu me crusses ingrat. Les autres, ça m’est égal; mais toi, je ne veux pas, tiens!… Alors j’ai pensé que tu devinerais et que tu me pardonnerais.

Elle le regarda une seconde sans répondre, puis avec un sourire énigmatique:

– C’est du joli! Comment as-tu pu parvenir jusqu’à ma fenêtre? Malheureux! n’as-tu pas réfléchi que tu pouvais te tuer et que je ne me serais jamais pardonné ta mort?

Il se sentit le cœur ensoleillé. Allons, elle n’était plus fâchée. Elle l’aimait toujours, puisqu’elle tremblait pour lui. Et riant d’un bon rire clair:

– Il n’y a pas de danger, dit-il. Je suis petit, mais je suis adroit, tiens!

– C’est vrai que tu es adroit comme un singe, dit-elle en riant de bon cœur, elle aussi. N’importe, ne recommence plus… tu me remettras tes fleurs toi-même, je serai plus tranquille.

– Tu veux bien que je vienne te voir? fit-il tremblant d’espoir.

Elle eut sa petite moue de pitié dédaigneuse:

– À présent que te voilà revenu, tu ne vas pas t’en retourner, je pense? dit-elle.

– Mais ton père? Manuel?

Elle eut un geste autoritaire pour signifier que ce n’était pas cela qui l’embarrassait et trancha:

– Veux-tu me voir, sans te cacher comme un voleur, oui ou non?

Il joignit les mains avec un air extasié.

– En ce cas, dit-elle avec son sourire déluré, ne t’inquiète pas du reste. Tu prendras tes repas avec nous, tu coucheras ici, je vais te faire habiller décemment, et pour ce qui est du travail, tu ne feras que ce que tu voudras bien faire de ton chef, et dans la mesure de tes forces. Allons, viens.

Il secoua la tête et ne bougea pas.

Elle pâlit et, fixant sur lui un regard de douloureux reproche, elle dit avec des larmes dans la voix:

– Tu ne veux pas?

Et tout aussitôt, avec son petit air autoritaire et décidé, elle ajouta:

– Je ne suis donc plus ta petite maîtresse? Je ne commande plus? Tu te révoltes?

Très doucement, mais avec un air obstiné, il dit:

– Tu es et tu seras toujours toute ma joie. Je passerais à travers le feu pour te voir… Mais je ne veux plus que tu me nourrisses, je ne veux plus que tu me loges et que tu m’habilles.

Malgré elle, elle eut un regard sur ses loques et, encore un coup, il baissa la tête en rougissant. Elle lui prit le menton du bout de ses petits doigts, l’obligea à relever la tête et plongea avec une grande tendresse son regard innocent dans le sien. Et elle comprit ce qui se passait dans son esprit. Et elle eut cette délicatesse vraiment féminine de ne pas insister.

– Soit, dit-elle après un silence. Tu viendras quand tu voudras. Quand au reste, tu feras comme tu voudras. Seulement n’oublie pas, si tu avais besoin, que tu me ferais une grosse peine de ne pas te souvenir que je suis et resterai toujours pour toi une sœur tendre et dévouée. Me promets-tu de ne pas oublier?

Elle dit ceci avec une grande douceur et une émotion sur laquelle il n’y avait pas à se méprendre.

Alors, ainsi qu’il leur arrivait parfois quand elle faisait la reine et qu’il lui rendait humble hommage, il s’agenouilla et posa doucement ses lèvres sur la pointe de son petit soulier de satin.

Il n’y avait pas à se méprendre sur la signification de ce geste. Inconsciemment certes, mais clairement, le pauvre Chico, dans son humble et combien timide baiser, mit tout son amour fait de soumission, de dévouement et d’abnégation. Et l’humilité du geste était d’autant plus touchante que le pauvre diable était habituellement très fier. Si innocente que fût Juana, elle ne se méprit pas et une expression de joie et d’orgueil irradia son joli visage.

D’ailleurs elle reçut l’hommage avec sans-gêne, sans fausse modestie et sans fausse pudibonderie, comme un tribut dû à sa beauté et à sa bonté. Elle le reçut en souveraine sûre de planer bien au-dessus du mortel prosterné à ses pieds d’enfant. La simplicité et le naturel parfait de l’attitude, l’expression de suprême dignité répandue sur ses traits délicats et aristocratiques, chez une jeune fille de son âge et de sa condition, eussent arraché une approbation admirative à Fausta elle-même, ce prestigieux modèle de poses superbes.

82
{"b":"88675","o":1}