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– Comme vous, monsieur, reprit Espinosa avec une conviction ardente, je suis dénué de cette religion qui consiste à rendre un culte aveugle à une divinité quelconque. Comme vous, j’ai cette religion qui ne suit que les inspirations du cœur et de la raison. Comme vous, je me sens animé pour mon prochain de cet amour vaste, profond, désintéressé qui m’a fait rêver le bonheur de mes semblables. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à consacrer toutes les forces de mon intelligence et de mon énergie à rechercher où se trouvait ce bonheur, afin de le leur donner. Mais, monsieur, cherchez combien sont capables de comprendre ce que je vous dis… À peine une infime poignée de cerveaux naturellement doués, à peine quelques âmes hautes et droites… Le reste – la masse immense, incalculable – est dans la situation de ce blessé, dont je vous parlais, à qui le médecin doit imposer l’opération salutaire qu’il maudit sur le moment parce qu’il ne la comprend pas et qu’il bénira plus tard quand il sentira la vie affluer de nouveau en lui.

– Mais êtes-vous sûr, monsieur, qu’en agissant ainsi, vous réalisez le bonheur de l’humanité?

– Oui, fit nettement Espinosa. J’ai longuement médité ces questions et j’ai mesuré le fond des choses, je suis arrivé à cette conclusion que la science est la grande, l’unique ennemie qu’il faut combattre avec une ténacité implacable, parce que la science est la négation de tout et qu’au bout c’est la mort, c’est-à-dire le néant, c’est-à-dire la terreur, le désespoir, l’horreur. Tout ce qui se livre à la science aboutit fatalement là où je suis: au doute. Le bonheur se trouve donc dans l’ignorance la plus complète, la plus absolue, parce qu’elle préserve la foi, et que la foi seule peut rendre doux et paisible l’inéluctable moment où tout est fini. Parce qu’avec la foi tout n’est pas fini précisément, et que ce moment d’horreur intense devient un passage dans une vie meilleure. Voilà pourquoi je poursuis irrémissiblement tout ce qui manifeste des idées d’indépendance, tout ce qui s’adonne à la science maudite. Voilà pourquoi je veux imposer à l’humanité entière cette foi que j’ai perdue, parce que, assuré de mourir désespéré, je veux, dans mon amour pour mes semblables, leur éviter du moins, mon sort affreux.

– En sorte que vous leur imposez toute une vie de contrainte, de souffrances et de malheur pour leur assurer quoi?… Un moment d’illusions qui durera l’espace d’un soupir.

– Qu’importe! Croyez-moi, le moment est assez affreux pour que son adoucissement ne soit pas payé trop cher par toute une vie misérable, comme vous dites.

Le chevalier le considéra un instant avec une stupeur indignée, et d’une voix vibrante:

– Vous osez parler d’humanité quand vous rêvez de faire payer de toute une vie de misère l’adoucissement problématique d’un instant fugitif! dit-il. Il me semble, à moi, qu’il serait préférable de vivre toute une vie heureuse, quitte à la payer d’un instant de terreur et d’angoisse. Soyez sûr, monsieur, que les malheureux à qui vous voulez imposer l’effroyable supplice que, par suite de je ne sais quelle aberration, vous appelez un bonheur, vous diraient ce que je dis si vous preniez la peine de les consulter sur une chose qui les intéresse pourtant un peu, convenez-en.

– Ce sont des enfants, dit Espinosa avec dédain. On ne consulte pas des enfants… On les corrige, et tout est dit.

– Des enfants! c’est bientôt dit, monsieur! Ces enfants sont en droit de vous dire, avec quelque apparence de raison, que c’est vous et vos pareils qui êtes, non pas des enfants inoffensifs, malheureusement, mais des fous furieux, qu’il faudrait abattre sans pitié pour le bien général. Mordieu! monsieur, de quoi vous mêlez-vous? Laissez donc les gens vivre à leur guise et ne cherchez pas à leur imposer un bonheur qu’à tort ou à raison ils considèrent comme un épouvantable malheur.

– Ainsi, monsieur, fit Espinosa, qui reprit son air calme et paisible, vous croyez que le bonheur consiste à vivre sa guise?

– Monsieur, dit froidement Pardaillan, je crois que sous vos airs d’humanité et de désintéressement, vous cherchez votre propre bonheur avant tout. Eh bien, ce bonheur, vous ne le trouverez pas dans l’effroyable domination que vous rêvez. Le long des routes où j’ai passé la plus grande partie de mon existence, j’ai ramassé des idées qui ont cours et qui pourraient vous paraître étranges. Cependant, nous sommes quelques-uns, plus nombreux qu’on ne pense, qui voulons notre part de soleil et de vie Nous estimons que la vie serait belle si nous la vivions en hommes que nous sommes et non en loups dévorants, et nous ne voulons pas sacrifier notre part de bonheur à l’appétit d’une poignée d’ambitieux titrés rois, princes ou ducs. C’est pourquoi je vous dis: Ne vous occupez pas tant des autres, vivez la vie telle qu’elle est, prenez-en tout ce qu’on en peut prendre dans ce court passage. Aimez le soleil et les étoiles, la chaleur de l’été et les neiges de l’hiver, aimez surtout l’amour, qui est tout l’homme. Mais laissez à chacun la part qui lui revient. Vous trouverez là le bonheur… En tout cas, Espagnol vous êtes, restez Espagnol, et laissez-nous nous débrouiller comme nous pourrons chez nous. N’essayez pas de venir nous imposer les sinistres idées que vous avez… Cela vaudra mieux pour nous… et pour vous.

– Allons, fit Espinosa, sans manifester aucun dépit, je n’ai pas réussi à vous convaincre. Mais si j’ai échoué dans des généralités, peut-être serai-je plus heureux dans un cas particulier que je veux vous soumettre.

– Dites toujours, fit Pardaillan sur la défensive.

– Vous, monsieur, dit Espinosa sans la moindre ironie, vous qui êtes un preux, toujours prêt à tirer l’épée pour le faible contre le fort, refuserez-vous de prêter l’appui de votre épée à une cause juste?

– Cela dépend, monsieur, fit le chevalier, imperturbable. Ce qui vous apparaît comme noble et juste peut m’apparaître, à moi, comme bas et vil.

– Monsieur, fit Espinosa en le regardant en face, laisseriez-vous accomplir froidement un assassinat sous vos yeux, sans essayer d’intervenir en faveur de la victime?

– Non pas, certes!

– Eh bien! monsieur, dit nettement Espinosa, il s’agit d’empêcher un assassinat.

– Qui veut-on assassiner?

– Le roi Philippe, dit Espinosa avec un air de sincérité impressionnant.

– Diantre! monsieur, fit Pardaillan, qui reprit son sourire gouailleur, il me semble pourtant que Sa Majesté est de taille à se défendre!

– Oui, dans un cas normal. Non, dans ce cas tout particulier, Sa Majesté se trouve livrée pieds et poings liés aux coups qui la menacent.

– Expliquez-vous, monsieur, fit le chevalier, intrigué.

– Un homme, un ambitieux, a juré de tuer le roi. Il a mûrement et longuement préparé son forfait. À cette heure, il est prêt à frapper, et nous ne pouvons rien contre ce misérable, parce qu’il a eu la diabolique adresse de se faire adorer de toute l’Andalousie, et que porter la main sur lui, tenter seulement de l’arrêter serait provoquer un soulèvement irrésistible. Parce que pour l’atteindre et sauver le roi, il faudrait frapper les milliers de poitrines qui se dresseront entre cet homme et nous. Le roi n’est pas l’être sanguinaire que vous croyez, et plutôt que de frapper une multitude d’innocents égarés par les machinations de cet ambitieux, il préfère s’abandonner aux mains de Dieu et affronter la mort. Mais nous, monsieur, qui avons pour devoir sacré de veiller sur les jours de Sa Majesté, nous cherchons un moyen d’arrêter la main criminelle avant l’accomplissement de son forfait, sans déchaîner la fureur populaire. Et c’est pourquoi je vous demande, si vous consentez à empêcher ce crime monstrueux.

– Il est de fait, dit Pardaillan, qui cherchait à démêler la vérité dans l’accent et la physionomie du grand inquisiteur, que bien que le roi ne me soit guère sympathique, il s’agit d’un crime que je ne pourrais laisser s’accomplir froidement s’il dépendait de moi de l’empêcher.

– S’il en est ainsi, dit vivement Espinosa, le roi est sauvé et votre fortune est faite.

– Ma fortune est toute faite, ne vous en occupez donc pas, railla le chevalier, qui réfléchissait profondément. Expliquez-moi plutôt comment je pourrai exécuter seul ce que votre Saint-Office ne peut accomplir malgré la puissance formidable dont il dispose.

– C’est bien simple. Supposez qu’un accident survienne qui arrête l’homme avant l’accomplissement de son crime, sans qu’on puisse nous accuser d’y être pour quelque chose. Le roi est sauvé sans que ces troubles soient à redouter, ce qui est l’essentiel.

– Vous ne pensez pourtant pas que je vais l’assassiner! fit Pardaillan glacial.

– Non pas, certes, dit vivement Espinosa. Mais vous pouvez vous prendre de querelle avec lui et le provoquer en combat loyal. L’homme est brave. Mais votre épée est invincible. Le dénouement de la rencontre est assuré, c’est la mort certaine de votre adversaire. Pour le reste, la foule n’ira pas, je présume, s’ameuter parce qu’un étranger se sera pris de querelle avec El Torero, et d’un coup d’épée malheureux aura brisé net la carrière de ce trop remuant personnage… C’est l’accident banal dont je vous parlais.

«J’avais bien deviné, pensa Pardaillan. C’est un tour de traîtrise à l’adresse de ce malheureux prince, et ce prêtre pense bénévolement que j’accepterai d’exécuter le coup.»

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