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Yseult obéit, et M. de Villepreux, s’asseyant avec une lenteur solennelle, entama ainsi l’entretien:

– J’ai à vous parler, ma chère Joséphine, de choses assez délicates et des plus grands secrets qu’une femme puisse avoir. Êtes-vous bien certaine que personne ne peut nous entendre?

– Mais je crois que cela est impossible, dit Joséphine, un peu interdite de ce préambule et du regard scrutateur que le comte attachait sur elle.

– Eh bien, reprit-il, regardez aux portes… à toutes les portes!

Joséphine se leva, et alla voir si la porte de sa chambre qui donnait sur le corridor, et celle qui communiquait avec les autres pièces de l’appartement, étaient bien fermées; puis elle revint pour s’asseoir.

– Vous oubliez une porte, lui dit le comte en prenant une prise de tabac, et en la regardant pardessus ses lunettes.

– Mais, mon oncle, je ne connais pas d’autre porte, répondit Joséphine en pâlissant.

– Et celle de l’alcôve? Est-ce que vous ne savez pas que de l’atelier on entend tout ce qui se passe ici?

– Mon Dieu, dit Joséphine tremblante, comment cela se pourrait-il? Il y a là, je crois, un passage sans issue.

– Vous êtes bien sûre, Joséphine? Voulez-vous que je demande, à cet égard, des renseignements au Corinthien?

Joséphine se sentit défaillir; elle tomba sur ses genoux, et regarda le vieillard avec une angoisse inexprimable, sans avoir la force de dire un mot.

– Relevez-vous, ma nièce, reprit le comte avec une douceur glaciale; asseyez-vous, et écoutez-moi.

Joséphine obéit machinalement et resta devant lui, immobile et pâle comme une statue.

– De mon temps, ma chère enfant, dit le comte, il y avait certaines marquises qui prenaient leurs laquais pour amants. En général, c’étaient des femmes moins jeunes, moins belles et moins recherchées que vous dans le monde; ce qui rendait peut-être cette fantaisie un peu plus explicable de leur part.

– Assez, mon oncle, au nom du ciel! dit Joséphine en joignant les mains. Je comprends bien!

– Loin de moi, dit le comte, la pensée de vous humilier et de vous blesser, ma chère Joséphine. Je voulais seulement vous dire (ayez un peu de courage, je serai bref) que les mœurs de Louis XV, excusables peut-être dans leur temps, ne sont plus praticables aujourd’hui. Une femme du monde ne pourrait plus dire, au point du jour, à un amant: «Va-t’en, je n’ai plus besoin de toi!» car il n’y a plus de manants. Un palefrenier est un homme; un artisan est un artiste; un paysan est un propriétaire, un citoyen; et aucune femme, fût-elle reine, n’a le pouvoir de persuader à un homme qu’il redevient son inférieur en sortant de ses bras. Vous n’avez donc pas dérogé, ma chère nièce, en choisissant pour votre amant un jeune homme intelligent, né dans les rangs du peuple. Si vous étiez libre de joindre le don de votre main à celui de votre cœur, je vous dirais de le faire, si cela vous convient; et, au lieu d’être la marquise des Frenays, vous seriez la Corinthienne, sans que j’en fusse humilié ou scandalisé le moins du monde. Mais vous êtes mariée, mon enfant, et votre mari est trop malade (je viens encore de recevoir une lettre de son médecin qui ne lui en donne pas pour six mois), vous touchez de trop près à votre liberté pour qu’il vous soit pardonné de n’avoir pas su attendre. Il est des malheurs de toute la vie où l’erreur de quelques instants est presque inévitable et trouve grâce devant le monde. Dans votre position, vous ne trouveriez aucune indulgence. Voilà pourquoi je vous engage à éloigner de vous le Corinthien, sauf à le rappeler pour l’épouser après une année de veuvage.

Cette manière de prendre les choses était si éloignée de ce que Joséphine attendait de la sévérité de son oncle, que la surprise remplaça la consternation. Elle leva les yeux plusieurs fois sur lui pour voir s’il parlait sérieusement, et les baissa aussitôt après s’être rassurée qu’il ne riait pas le moins du monde. Et pourtant ce n’était qu’un jeu d’esprit, un piège moqueur, le dénouement bouffon d’une comédie sceptique. Le vieux comte savait fort bien quel en serait l’effet, et ne craignait nullement que sa comédie tournât contre lui. Il connaissait Joséphine beaucoup mieux qu’elle ne se comprenait elle-même. Il rendait les rênes, sachant bien que c’est la seule manière de gouverner un coursier impétueux.

Joséphine demeura quelques instants muette, et enfin elle répondit:

– Je vous remercie, mon cher, mon généreux oncle, de me traiter avec cette bonté, lorsqu’au fond du cœur vous me méprisez certainement.

– Moi, vous mépriser, mon enfant! Et pourquoi donc, je vous prie? Si vous étiez une de ces marquises galantes dont je parlais tout à l’heure, je vous traiterais avec plus de sévérité; car un noble esprit doit savoir commander aux sens. Mais ce n’est point une faute de ce genre que vous avez commise…

– Non, mon oncle! s’écria Joséphine, à qui l’inspiration du mensonge revint avec l’espérance de se disculper; je vous jure que c’est un amour de tête, une folie, un rêve romanesque, et que ce jeune homme ne venait ici…

– Que pour vous baiser la main, je n’en doute pas, répondit le comte avec un sourire d’une si terrible ironie, qu’il ôta tout d’un coup à Joséphine la prétention de lui en imposer. Mais je ne vous demandais pas cela, ajouta-t-il en reprenant son sérieux affecté. Il est des fautes complètes où le cœur joue un si grand rôle qu’on les plaint au lieu de les condamner. Je suis donc bien persuadé que vous avez pour le Corinthien une affection très sérieuse, et que, prévoyant la fin prochaine de M. des Frenays, vous lui avez promis de vous unir un jour à lui. Eh bien, mon enfant, si vous avez fait cette promesse, il faudra la tenir; je vous répète que je ne m’y oppose pas.

– Mais, mon oncle, dit naïvement Joséphine, je ne lui ai jamais fait aucune promesse!…

Le comte poursuivit, comme s’il n’avait pas entendu cette réponse, qu’il venait pourtant de noter très particulièrement.

– Et même, si vous voulez que je dise au Corinthien la manière dont j’envisage la chose, je la lui dirai aujourd’hui.

– Mais, mon oncle, ce serait lui donner une espérance qui ne se réalisera peut-être pas. Je n’entends ni ne désire la mort de l’homme auquel vous m’avez mariée; et ce serait un crime, à ce qu’il me semble, de présenter cette chance sinistre, à l’homme que j’aime, comme un rêve et un espoir de bonheur.

– Aussi n’est-il pas convenable, dans ce moment, que vous le fassiez vous-même. J’approuve vos scrupules à cet égard. Mais moi qui sais bien que mon cher neveu, le marquis, n’est guère aimable, et par conséquent guère regrettable, moi qui ne vous imposerai jamais le semblant d’une hypocrite douleur, et qui comprends fort bien, dans le fond de mon âme, le désir que vous avez d’être libre, je dois me charger de rassurer le Corinthien sur la durée de votre séparation. Cette séparation est nécessaire: ce que moi seul sais aujourd’hui, tout le monde pourrait le découvrir demain. Il lui sera douloureux de vos quitter: il doit vous aimer éperdument. Mais en lui faisant comprendre qu’il doit vous mériter par ce sacrifice, et qu’il en sera récompensé dans deux ans tout au plus, je ne doute pas qu’il n’accepte la proposition que je vais lui faire.

– Quelle proposition, mon oncle? demande Joséphine effrayée.

– Celle de partir tout de suite pour l’Italie, afin d’aller se livrer au culte de l’art sur une terre qui en a gardé les traditions et qui lui fournira les plus beaux modèles. Je lui donnerai tous les moyens d’y faire de bonnes études et de rapides progrès. Dans deux ans peut-être il pourra concourir pour un prix, et alors vous aurez pour époux un élève distingué auquel votre fortune aplanira le chemin de la réputation.

– Je suis bien sûre, mon oncle, dit Joséphine, que ce jeune homme ne l’entend pas ainsi. Il est fier, désintéressé: il ne voudrait pas devoir ses succès à la position que je lui aurais faite dans le monde.

– Il a de l’ambition, dit le comte; quiconque se sent artiste en a, et la soif de la gloire vaincra bien vite ses scrupules.

– Mais moi, mon oncle, je ne voudrais pas servir d’instrument à la fortune d’un ambitieux. Si le Corinthien pouvait accepter ma fortune avant d’avoir à m’offrir un nom en échange, je douterais de son amour et ne le partagerais plus.

– Eh bien, comme le temps presse et qu’il faut prendre un parti, je vais l’interroger, dit le comte en se levant. Il faut qu’il sache bien que vous l’aimez assez pour l’épouser, quelle que soit sa position, et que j’y consentirais, dût-il rester simple ouvrier. N’est-ce pas que c’est bien là votre pensée?

– Mais, mon oncle…, dit Joséphine en se levant aussi et en retenant le comte qui faisait mine de la quitter, donnez-moi le temps de la réflexion. Je n’ai jamais songé à tout cela, moi! Prendre l’engagement de me remarier, quand je ne suis pas encore veuve, et que je ne connais du mariage que ses plus grands maux… c’est impossible! il faut que je respire, que je demande conseil…

– À qui, ma chère nièce, au Corinthien?

– À vous, mon oncle, c’est à vous que je demanderai conseil! s’écria Joséphine en se jetant dans les bras du comte avec une ruse caressante.

Le vieux seigneur comprit fort bien que la jeune marquise le suppliait de la détourner d’un engagement dont elle avait peur, et qu’elle ne demandait qu’un peu d’aide pour rompre une liaison dont elle rougissait. Joséphine avait aimé le Corinthien, mais elle était vaine: on ne renonce pas au grand monde quand on s’est sacrifié pour y être admise. On aime mieux y briller quelquefois, sauf à y souffrir sans cesse, que d’en être bannie et de n’y pouvoir plus rentrer.

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