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XXII

Je fis aussi un bon profit sur les laines. Elles étaient fort chères, bien que le bétail fût devenu très abondant. Dans les commencements, la libre pâture sur les terres en séquestre avait fait prospérer les troupeaux. Tout le monde avait doublé et triplé le nombre d'animaux qu'il pouvait nourrir, mais le gaspillage ne profita pas longtemps. La pâture épuisée, on vit dépérir les moutons, et on s'empressa de s'en défaire à vil prix. J'en achetai, un par un, à diverses personnes et à crédit, une certaine quantité que j'envoyai au pays de Crevant sous la garde d'un vieux homme malheureux en qui j'avais reconnu beaucoup d'intelligence et d'activité. Je l'associai à mon profit, et, après qu'il eut loué une cabane et un pâturage dans les environs de l'île aux Fades, il s'établit par là. Le droit de pâture était d'un prix minime. Notre produit de tondaille nous mit à même de payer toutes nos dépenses et d'encaisser une somme ronde. Les agneaux nous vinrent en abondance vers la Noël et nous promirent d'autres profits.

En même temps que j'opérais pour mon compte, je rétablissais les affaires de la gestion du prieur, à la grande surprise de M. Costejoux, qui, dans ses lettres, m'appelait son cher régisseur. Il est certain que, sans moi, il n'eût rien tiré de son domaine.

Pour moi, je voyais bien que la propriété était excellente, mais il eût fallu y mettre de l'argent, et je l'engageais beaucoup à venir s'assurer par lui-même de ce qu'il y avait à faire. Il s'y décida dans le courant de l'hiver qui fut encore un rude et cruel hiver, accompagné d'une disette infâme. Je dis infâme parce qu'elle fut l'ouvrage des spéculateurs. M. Costejoux, en voyant nos belles récoltes, le comprit bien et me le fit comprendre.

Quand nous eûmes bien parlé d'Émilien, qui lui avait écrit, disait-il, des lettres brûlantes de patriotisme, quand il m'eut dit que Louise devenait chaque jour plus jolie et qu'elle était l'enfant gâtée de sa maison, je me décidai, voyant qu'à tous égards il me prenait au sérieux, à lui ouvrir mon cœur et à lui confier mon grand projet. Mais je ne le lui présentai pas comme une chose arrêtée dans mon esprit. Je ne lui désignai pas le moutier comme le but principal de mon ambition, et je le consultai d'une manière générale sur la possibilité de faire fortune avec rien, en face d'une occasion comme celle que présentait la vente des biens nationaux et la situation générale des affaires.

Il m'écouta avec attention, me regarda d'un air pénétrant, me fit encore quelques questions de détail et enfin me répondit comme il suit:

– Ma chère amie, votre idée est très bonne et il faut la réaliser. Il faut m'acheter le moutier et ses dépendances. Je ne veux pas gagner sur cette acquisition, je l'ai faite par pur patriotisme, et mon but est rempli si elle sert à créer l'existence d'une famille laborieuse et honnête comme sera la vôtre. Il faut épouser le jeune Franqueville et lui apporter cette dot.

– Fort bien; mais comment faire si vous ne me donnez du temps?

– Je vous donne vingt ans pour vous acquitter. Est-ce assez?

– À mille francs par an, plus les intérêts, c'est bien assez.

– Je ne veux pas d'intérêts.

– Oh! alors, nous ne ferons pas d'affaires. Émilien est fier et regarderait cela comme une aumône.

– Alors, j'accepte l'intérêt; mais à deux pour cent. C'est le revenu des terres affermées dans notre pays.

– Pardon: deux et demi!

– Je me trouverai très bien payé avec deux, puisque Franqueville, en ce moment, ne me rapporte rien. Je suis très étonné du tour de force que vous avez fait pour que le moutier ne me fût pas un placement stérile. J'en avais fait mon deuil pour plusieurs années, je vous dois donc de prendre la somme que vous me remettez comme un payement anticipé sur votre achat de la propriété. À partir de ce jour, elle est à vous. Comme vous êtes mineure, nous ne pouvons faire le contrat, mais notre mutuelle parole suffit, et je prendrai des mesures pour que, dans le cas où je mourrais avant votre majorité, ma volonté, à laquelle je donnerai la forme d'un legs s'il le faut, reçoive son entière exécution. Au besoin, Dumont pourrait endosser le rôle d'acquéreur. J'arrangerai cela, ne vous en inquiétez pas. Et, maintenant, laissez-moi vous dire que vous ne me devez pas de reconnaissance. J'estime que c'est vous qui me rendez service. Je désire concentrer sur la terre de Franqueville les dépenses que j'aurai à faire pour la remettre en état de rapport. Vous m'avez fait voir, et j'ai vu très clairement qu'ici rien ne marchera sans d'assez sérieux sacrifices. J'aurais donc à me priver de revenus pendant plusieurs années, et c'est vous qui m'allégez le fardeau en m'offrant l'intérêt de mon capital. Je crains même qu'à ce point de vue l'affaire ne soit onéreuse pour vous et avantageuse pour moi seul. Pensez-y bien avant de vous en charger.

– C'est tout pensé et tout réglé d'avance, répondis-je. Une terre qui, pour le bourgeois qui n'y réside point, n'est qu'un placement d'agrément est, pour le paysan, une vraie richesse. Il y vit et il en vit. Il n'a point vos besoins, vos devoirs de grande hospitalité, vos habitudes de bien-être et de dépenses. Pour demeurer ici, vous parliez, dans le temps, de grosses réparations et de constructions nouvelles. Votre consommation y serait coûteuse, le pays ne produisant point ce qu'il faudrait seulement pour votre table. Nous autres, avec nos gros habits de droguet et de toile fabriqués dans la commune et cousus par nous-mêmes, avec nos pieds nus l'été et nos sabots l'hiver, avec notre nourriture de raves, de sarrasin et de châtaignes que nous trouvons suffisante, avec notre piquette de prunelles que nous trouvons bonne, avec notre travail personnel qui nous épargne celui de plusieurs domestiques et qui nous conserve la santé; avec notre surveillance de tous les instants, notre travail de jour que ne pourrait point remplacer votre travail de nuit, enfin, avec nos mille petites économies dont vous n'avez pas même idée, nous faisons rendre à la terre tout ce qu'elle peut rendre. Donc, en vous payant un intérêt de deux pour cent, j'aurai encore de quoi amasser pour vous payer le capital. Ainsi l'affaire est bonne pour nous deux et la voilà conclue.

– Il faut pourtant nous occuper du prieur, reprit M. Costejoux; le pauvre homme ne peut plus rien faire et ne saurait vivre ailleurs que dans un couvent. Je pense bien que vous voudrez l'y garder; mais son entretien…

– Oh! je m'en charge! N'en ayez aucun souci!

– Ma chère Nanette, c'est encore une dépense pour vous. Si nous consacrions à cela les intérêts que vous comptez me servir?

– Ce n'est pas nécessaire.

– Mais ce serait utile. Vous commencez avec rien une grosse entreprise…

– Si je la commençais avec un père infirme, il me faudrait bien le faire entrer en ligne de compte dans mes dépenses, et je prendrais sur ma nourriture s'il le fallait, pour assurer la sienne, ce qui serait tout simple pour moi comme pour bien d'autres.

– Mais, moi, j'ai bien le droit de considérer aussi le prieur comme un vieux parent infirme dont j'ai le devoir de m'occuper. Voyons, ma brave Nanette, nous nous partagerons le plaisir. Vous ne me payerez l'intérêt qu'à raison d'un pour cent, tant que vivra le prieur; je le veux ainsi, et voilà qui est convenu en dernier ressort.

Il fut convenu en outre que notre marché serait tenu secret. Je ne voulus même pas en faire part au prieur, dont la fierté se fût peut-être révoltée, car il se regardait encore comme le gérant de la maison, à cause de quelques écritures que je lui donnais à faire, bien que je les eusse faites moi-même mieux et plus vite. Je ne pris pour confident que Dumont, dont la joie fut grande et qui voulut tout aussitôt me libérer de plusieurs annuités d'intérêt, en versant à M. Costejoux les trois mille francs d'économies qu'il possédait et qui étaient déposés chez le banquier, frère de notre ami. Pour cela, il n'y avait que quelques mots d'écrit à échanger, et j'y consentis, n'ayant pas le droit d'empêcher ce digne ami d'assurer en partie l'avenir d'Émilien; car tout se fit en vue de ce dernier. J'aurais voulu que la vente fût en son nom et à son profit. M. Costejoux n'y consentit point.

– On ne sait ce qui peut arriver, dit-il; Franqueville est le plus probe des êtres, et je le sais laborieux; mais j'ignore s'il a votre sagesse et votre persévérance. Je ne vois l'affaire sûre qu'entre vos mains, et c'est avec vous seule que je traite dans son intérêt le mieux pesé et le mieux entendu.

Quand j'eus servi à M. Costejoux le meilleur souper qu'il me fût possible de lui accommoder, et quand le prieur et Dumont se furent retirés, nous eûmes un autre entretien qui me frappa beaucoup. Comme je lui demandais ingénument si le caractère de Louise s'était un peu amélioré:

– Ma chère amie, répondit-il, ce caractère-là sera toujours fantasque, et je plains le mari qui aura à le supporter… à moins que ce mari n'ait plus d'esprit qu'elle, et plus de fermeté qu'une femme n'en saurait avoir. Vous êtes une exception, vous, une très remarquable exception. Vous n'êtes ni une femme ni un homme, vous êtes l'un et l'autre avec les meilleures qualités des deux sexes. Louise de Franqueville est une femme, une vraie femme, avec toutes les séductions et toutes les fantaisies de la faiblesse. La faiblesse est une grâce. C'est pour cela que nous nous attachons aux enfants et que bien souvent nous augmentons leur tyrannie par l'amusement que nous prenons à la subir. Je vous dirai plus; dans une vie comme celle que je mène depuis deux ans, lutte ardente, autorité nécessaire, souvent rigoureuse, combat acharné et profondément douloureux entre ma bienveillance naturelle et ma méfiance imposée par le fait du devoir politique, il y a comme un irrésistible besoin d'abdiquer dans l'intimité de la famille et d'oublier que l'on est terroriste, pour se laisser terroriser à son tour, ne fût-ce que par les coups de bec d'un petit oiseau. Mes domestiques me sont aveuglément soumis. Mon excellente mère ne voit que par mes yeux. Elle ne changerait pas de bonnet ou de tabatière sans me demander mon avis. J'ai une vie très austère; les jacobins doivent protester par leurs bonnes mœurs contre les débauches de la jeunesse dorée et les coupables tolérances des girondins. Dans cette solitude où je me plonge après l'agitation des affaires et le bruit de la discussion, il me faut trouver un tyran qui repose ma volonté en m'imposant la sienne, et c'est Louise qui se charge de ce rôle. Coquette de naissance, elle m'agace et me force d'oublier tout pour ne m'occuper que d'elle. Elle me contredit, me raille, me rudoie: quelquefois même, elle m'injurie et me blesse. La forcer de se repentir de son ingratitude et de me demander pardon de son injustice est la tâche que s'impose ma patience, et, en somme, je remporte toujours la victoire dans ce duel sans cesse renouvelé, dont l'excitation me fait à la fois du mal et du bien. Mais ce mal et ce bien, c'est autre chose que les émotions de la politique, et j'ai besoin d'oublier les intérêts généraux qui me semblent gravement compromis, sinon perdus!

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