Литмир - Электронная Библиотека
A
A

XXIII

– Ce n'est pas vous que je voudrais tuer, lui dis-je. Je vous aime et vous estime trop pour ça; mais je voudrais tuer le mensonge auquel vous vous êtes laissé prendre.

– Et ce mensonge, c'est la patrie, la liberté, la justice?

– Non! c'est votre fameuse idée que la fin justifie le moyen!

Il alla se rasseoir au bout de la salle et ne s'avoua point vaincu. Il resta pensif; puis revenant à moi:

– Est-ce que tu aimes passionnément Franqueville?

– Je ne sais pas bien ce que veut dire le mot passionnément. Je l'aime plus que moi-même, voilà tout ce que je sais.

– Et tu ne pourrais pas en aimer un autre, moi, par exemple?

Je fus si étonnée, que je ne répondis point.

– Ne sois pas surprise, reprit-il; je veux me marier, quitter la France, abandonner la politique. Je ne dois rien à Louise que l'aumône du château de ses pères. Elle partagera ce débris de fortune avec Émilien. Ils redeviendront seigneurs de ces paysans qui ne demandent qu'à redevenir serfs… Ne discutons plus! Je suis dégoûté d'eux, du peuple des villes et de toutes choses. Je hais la noblesse, tu devrais la haïr aussi, car Émilien ne pourra ni ne voudra t'épouser si la monarchie recommence: je ne suis pas plus aristocrate que toi par ma naissance. La fortune que j'ai, je la dois au travail de mon père et au mien. Ne me crains pas, je ne suis pas épris de toi, Nanette! Si j'écoutais mon penchant, je serais amoureux de Louise. Mais je sais qu'elle est une femmelette, et je vois en toi un esprit supérieur, un caractère admirable. Tu es assez belle pour que l'on te désire, et, si tu m'encourageais, j'oublierais facilement tout ce qui n'est pas toi. Tiens! ne me réponds pas. Réfléchis. La nuit porte conseil. Tu seras plus utile à Émilien en devenant ma femme qu'en songeant à être la sienne. Tu sais que je l'aime beaucoup. À nous deux nous lui referons une existence; je te permettrai de le regarder comme ton frère. Je ne serai pas jaloux, on ne doit pas l'être de la droiture en personne… L'homme qui épousera Louise sera dévoré d'inquiétude, celui à qui tu auras dit oui pourra compter sur toi comme sur Dieu. C'est te dire que tu seras appréciée comme tu le mérites… Tais-toi! attends à demain! Plus de discussion, plus de récriminations. Décide de ton sort et du mien.

Il prit son flambeau et se retira vivement sans me regarder. Je restai abasourdie, mais non indécise. Quand même j'eusse pu avoir de l'inclination pour lui, je voyais de reste qu'il était follement amoureux de Louise et qu'il ne m'eût épousée que pour s'en guérir. En supposant qu'il n'y eût pas réussi, combien j'aurais été malheureuse? M. Costejoux était un homme exalté, tout de premier mouvement, et capable de tomber d'un excès dans l'autre. Certainement il méritait qu'on eût le dévouement de s'attacher à lui, mais on risquait fort d'y faire son propre malheur et le sien. Son idée ne m'enivra donc pas. Si je le sentais au-dessus de moi par son éducation et ses grands talents, je le sentais faible et indécis de caractère. Ses moments de violence ne m'eussent point effrayée, mais son agitation intérieure m'eût troublée moi-même et je n'aimais pas le trouble, qui est une incertitude. Combien Franqueville, avec sa simplicité de cœur et sa droiture d'intention, me paraissait plus digne de mes soins et de mon attachement! Il n'y avait rien en lui qui ne fût clair pour moi, et chacune de ses paroles entrait dans mon âme comme une lumière d'en haut. Certes, il n'aurait jamais l'habileté de faire sa fortune, comme M. Costejoux: il se contentait de si peu de chose en ce monde! C'était à moi d'y songer pour lui, tandis qu'il me dirigerait dans les choses plus élevées. Et puis je l'aimais uniquement, je l'avais aimé toute ma vie, je n'aurais pu seulement essayer d'en aimer un autre, ne fût-ce que moitié moins.

Le lendemain matin, M. Costejoux, qui se disposait à partir et à qui je servais son déjeuner, voyant que j'étais aussi calme qu'à l'ordinaire et que je ne cherchais point à être seule avec lui, comprit bien que je n'avais pas changé d'idée et parut se repentir de ce qu'il m'avait dit la veille.

– J'étais très animé, me dit-il, vous m'avez troublé avec vos idées où il y a du vrai, mais qui pèchent par la base, car vous supposez que la situation où nous nous sommes trouvés avait été faite et choisie par nous, tandis que nous avons été forcés de la subir. Dans cette discussion, un petit secret que j'ai dans un recoin du cœur m'a échappé, et le sot dépit qu'il me cause, mince blessure à ajouter à toutes celles qui me déchirent l'âme, m'a porté, je ne sais comment, à vous dire des choses folles, dont vous vous moqueriez si vous n'étiez une personne généreuse et sage. Puis-je compter que vous les garderez pour vous seule et qu'Émilien même… Émilien surtout, n'en sera pas instruit?

– Comme je n'ai pas eu seulement l'idée de vous faire dire ces choses, et que vous les avez dites vous-même sans réflexion, ma conscience ne m'oblige pas à les lui rapporter. Comptez, d'ailleurs, qu'elles seront oubliées de moi aussi vite qu'elles ont été conçues par vous.

– Je vous en remercie, Nanette, et je compte sur votre parole. Un moment peut venir où j'aurai à demander à Franqueville la main de sa sœur. La confidence que vous lui auriez faite de mes irrésolutions pourrait le mal disposer. Il est plus sérieux que moi parce qu'il est naïf. Il ne me comprendrait pas.

– C'est vrai! Que ces irrésolutions soient donc bien enterrées, monsieur Costejoux. Si vous aimez vraiment Louise, vous la corrigerez de ses petits travers que vous encouragez trop, c'est vous-même qui le dites. Faites-vous aimer, une femme donne toujours raison et autorité à celui qu'elle aime. Maintenant, mon cher monsieur, réfléchissez à l'affaire qui était convenue entre nous. Si elle ne vous satisfait pas entièrement…

– Elle me satisfait, elle est conclue, je ne la regrette pas. Croyez bien, Nanette, que je suis plus que jamais votre ami et très fier de l'être.

Il me serra cordialement la main, et, le prieur étant venu se mettre à table, il causa librement et avec une sorte de résignation moqueuse des choses qui se passaient à Paris et qui nous parurent bien étonnantes, à nous autres. Il nous apprit que, pendant que nous étions encore tout ébranlés et comme brisés par les émotions de la veille, les privations et les souffrances du présent avec les appréhensions du lendemain, le beau monde était en joie et semblait devenu fou. Il nous raconta les fêtes que donnaient madame Tallien et madame Beauharnais, les costumes grecs de ces dames, les bals des victimes où l'on saluait en faisant la pantomime de laisser tomber sa tête, où l'on dansait en robe blanche et ceinture de deuil, où l'on se coiffait en cheveux courts dits toilette de guillotine, où l'on n'était admis enfin que lorsqu'on avait eu au moins un guillotiné dans sa famille. Cela me parut si atroce et si lugubre, que j'eus peur et que j'en rêvai la nuit suivante. J'aurais compris des réunions de royalistes où l'on eût fait quelque simulacre funèbre avec des larmes en commun ou des serments de vengeance; mais danser sur la tombe des parents et des amis, c'était du délire, et Paris en fête m'épouvantait l'esprit encore plus que Paris se ruant autour de l'échafaud.

Pendant qu'on faisait ces réjouissances cyniques dans le beau monde, nos pauvres et sublimes armées prenaient la Hollande. Aux premiers jours de février 95, je reçus une lettre d'Émilien:

«Nous sommes entrés aujourd'hui 20 janvier à Amsterdam, sans souliers, sans vêtements et couvrant notre nudité avec des tresses en paille, mais en bon ordre et musique en tête. On ne nous attendait pas si tôt, rien n'était prêt pour nous recevoir. Nous avons attendu six heures dans la neige, qu'on pût nous donner du pain et nous caserner. Pas un murmure n'est sorti de la poitrine de nos héroïques soldats, et les vaincus les contemplaient avec admiration. Ah! mon amie, qu'on est fier de conduire de tels hommes et d'appartenir à cette armée où l'âme de la France, égarée et meurtrie, s'est réfugiée, pure et sublime, libre de toute pensée personnelle, enivrée de l'amour de la République et de la patrie! Que je suis heureux de t'aimer et de me sentir digne de toi après des souffrances inouïes acceptées joyeusement! Ne plains pas ton ami, sois heureuse aussi, et compte que, aussitôt la paix faite, il ira chercher dans tes bras sa récompense. Dis à mon père Dumont que je le chéris, et à Mariotte que je l'embrasse. Dis à notre cher prieur que j'ai pensé à ses paroles à tous les moments de mon épreuve. En souffrant le froid, la fatigue, la faim, je me disais: «On a fait le mal, et le mal a fait tous les maux. Il faut pourtant forcer le bien à renaître. Pour cela, il faut souffrir, et le soldat est la victime expiatoire qui réconciliera le ciel avec la France.»

Il y avait en post-scriptum:

«J'allais oublier de vous dire que j'ai été nommé capitaine à l'affaire de Dueren, sur le champ de bataille.»

Rassemblés tous les quatre, le prieur, Dumont, Mariotte et moi autour de cette chère lettre, nous pleurions de plaisir et de douleur. Il ne disait pas quand il reviendrait: nous ne savions pas s'il ne serait pas bientôt aux prises avec de nouvelles souffrances et de nouveaux dangers; mais il nous voulait contents et fiers de son martyre; nous nous efforcions d'oublier le chagrin pour ne sentir que la joie.

Aux approches du printemps, le prieur qui avait, grâce à nos soins, assez bien supporté ce rude hiver, se trouva tout à coup plus malade. Je ne le quittais presque plus, ce qui gênait bien ma surveillance et mes occupations; mais j'étais décidée à tout perdre plutôt que de l'abandonner à lui-même. Sa maladie était de celles où le courage fait défaut. Il ne se sentait point souffrant, il mangeait bien et il aurait eu de la force s'il eût pu respirer. Cet étouffement lui causait une sorte de colère suivie de profonds découragements. Moi seule pouvais alors le consoler.

54
{"b":"81749","o":1}