Vers six heures du matin, on frappa à une autre porte. Je répondis qu'on pouvait entrer, et je vis Laurian qui me fit un signe. Je le suivis dans une chambre très belle qui tenait à la mienne et qui était celle de madame Costejoux la mère. Il me montra sur la table un déjeuner très bon et puis la fenêtre fermée de persiennes à jour, comme pour me dire que je pouvais regarder mais qu'il ne fallait pas ouvrir; et il s'en alla comme la veille, sans parler, m'enfermant et retirant la clef.
Quand j'eus mangé, je regardai la rue. C'était la première ville que je voyais, et c'était le beau quartier; mais le moutier était plus beau et mieux bâti. Je trouvai toutes ces maisons petites, noires et tristes. Pour tristes, elles l'étaient en effet. C'était des maisons bourgeoises, dont tous les propriétaires s'en étaient allés à la campagne. Il n'y restait que des domestiques qui sortaient comme en cachette et rentraient sans se parler dans la rue. On y faisait des visites domiciliaires. Je vis un groupe de gens en bonnets rouges à grosses cocardes, entrer dans une des plus belles, faire ouvrir les fenêtres, aller et venir. Leurs voix venaient jusqu'à moi; elles semblaient commander et menacer. J'entendis aussi comme des portes enfoncées et des meubles brisés. Une vieille gardienne s'emporta et cria des reproches d'une voix cassée. On cria plus haut qu'elle, et on l'emmena pour la conduire en prison. On emportait des cartons, des coffres et des liasses de papiers. Les gens des boutiques ricanaient d'un air bête et craintif, les passants n'interrogeaient pas et ne s'arrêtaient pas. La peur avait frappé tout le monde d'indifférence et de stupidité.
Je comprenais tout ce que je voyais et j'étais indignée. Je me demandais pourquoi M. Costejoux, qui devait voir aussi cela, ne s'opposait pas à ces vexations, à ces violences, à ces insultes envers une femme en cheveux blancs qui disputait le bien de ses maîtres à des bandits. Et les maîtres! pourquoi n'étaient-ils pas là? Pourquoi toute une ville se laissait-elle envahir et dépouiller par une poignée de malfaiteurs? On prit ailleurs du linge et de l'argenterie. On tua un pauvre chien qui voulait défendre son logis. Les vieillards et les animaux domestiques avaient-ils donc seuls du courage?
J'étais en colère quand je revis M. Costejoux, qui, sur le midi, monta dans la chambre où j'étais. Je ne pus me tenir de le lui dire.
– Oui, répondit-il, tout cela est injuste et repoussant. C'est le peuple avili qui se venge d'une manière vile.
– Non, non! m'écriai-je, ce n'est pas le peuple! Le peuple est consterné, il est poltron, voilà tout son crime.
– Eh bien! tu mets la main sur la plaie. Il est poltron; donc, nous ne pouvons pas compter sur lui pour empêcher les aristocrates de nous livrer à l'ennemi. Nous ne trouvons plus que des bandits pour servir la bonne cause, on prend ce qu'on trouve.
– C'est bien malheureux! vous tournez dans une cage comme des oiseaux qu'on aurait enfermés avec des chats. Si vous cassez les barreaux vous trouverez le vautour qui vous attend; si vous restez en cage, les chats vous mangeront.
– C'est probable, et ce peuple pour qui nous travaillons, à qui nous sacrifions tout, nous regarde et ne nous aide pas. Tu l'as dit, il est poltron; j'ajoute qu'il est égoïste, à commencer par vous autres paysans, qui vous êtes jetés avec joie sur les terres que la Révolution vous donnait, et qu'il faut réquisitionner de force pour vous envoyer à la défense du territoire.
– C'est votre faute, vous nous scandalisez trop! et voyez ce qui arrive à Émilien! Il accourt pour se faire soldat et vous le jetez en prison. Croyez-vous que cela encouragera les autres? Voyons, dites-moi ce qu'on va faire de lui, vous devez le savoir.
– On va le conduire à Châteauroux, j'ai obtenu cela, c'est immense.
– Alors, c'est à Châteauroux que j'irai.
– Fais ce que tu voudras, je crois que tu entreprends l'impossible.
– Il ne faut pas dire cela à quelqu'un qui est décidé.
– Eh bien! essaye, risque ta vie pour lui, c'est ta volonté et ta destinée. Seulement, n'oublie pas une chose: c'est que, si tu échoues et que l'on découvre ta tentative, tu l'envoies sûrement à la mort, tu détruis la chance qu'il avait d'en être quitte pour la prison. Adieu, je ne puis rester davantage; voilà deux choses qui te sont nécessaires: un passeport, c'est-à-dire un certificat de civisme, et de l'argent.
– Merci pour le certificat, mais j'ai de l'argent plus qu'il ne m'en faut. Quand est-ce qu'on emmène Émilien?
– Demain matin; j'en fais transférer trois, parce qu'ici les prisons sont pleines. Je l'ai fait porter sur la liste des partants.
M. Costejoux me quitta brusquement en entendant sonner à la porte de sa maison. Je ne le revis plus. J'occupai le reste de ma journée à examiner une carte de Cassini, que je trouvai dans la chambre de madame Costejoux et que je gravai dans ma mémoire aussi bien que si je l'eusse calquée. Le soir venu, je dis à Laurian qui m'apportait mon souper, que je voulais retourner à Valcreux et que je le priais de laisser la porte d'en bas ouverte. Je lui promis de sortir sans être vue de personne. Je guettai le moment et je tins parole. J'étais venue de nuit, je partis de même, et les autres domestiques de la maison ne surent pas que j'y avais passé une nuit et un jour.
J'avais réfléchi à ce que je voulais faire. Rester dans la ville, au risque d'y rencontrer Pamphile, c'était compromettre le départ d'Émilien; mais retourner à Valcreux, c'était ne plus rien savoir et perdre sa trace. J'étais décidée à me rendre à Châteauroux. Je savais qu'il y avait une diligence et qu'elle partait le matin; j'avais écouté tout ce que j'avais pu saisir, la veille, dans la cuisine, j'avais pris note de tout. Je sortis de la ville avec ma cape grise sur la tête et mon paquet sous ma cape, et je marchai au hasard, jusqu'au moment où j'avisai une femme seule, assise devant sa porte. Je lui demandai le chemin de Paris. Elle me l'indiqua assez bien. J'en étais loin, j'y arrivai pourtant vite. Tout le monde était couché, rien ne bougeait dans le faubourg. C'était bien là que je devais attendre; mais à quelle heure passerait la diligence? C'est là que passerait, sans doute aussi, la voiture des prisonniers. Je ne voulais pas m'éloigner. J'avisai une église grande ouverte et sans lumière, pas même celle de la petite lampe qui brûle ordinairement dans le chœur. Je songeai à m'y réfugier, puisqu'elle semblait abandonnée. Je m'y glissai à tâtons et je me heurtai contre des marches sur lesquelles je tombai, très surprise de sentir avec mes mains que c'était de l'herbe. Comment avait-elle poussé là? L'église n'était point en ruine. J'entendis parler à voix basse et marcher avec précaution, comme si d'autres personnes s'y étaient réfugiées. Cela me fit peur. Je me retirai sans bruit, j'avais bien dormi la nuit précédente, je n'avais pas grand besoin de repos. Je marchai sur la route jusqu'à un taillis où je restai, attendant le jour, m'assoupissant quelquefois à force d'ennui, mais ne me laissant pas aller au sommeil, tant je craignais de manquer l'heure.
Enfin, j'entendis comme le trot de plusieurs chevaux et je courus voir ce que c'était. Je vis venir une grosse charrette couverte en manière de coche, escortée de quatre cavaliers qui étaient habillés en espèce de militaires, armés de sabres et de mousquetons. La route montait, ils se mirent au pas. Je sentis au battement de mon cœur que ce devait être l'escorte et la voiture des prisonniers. J'avais résolu de la laisser passer si je la voyais avant la diligence, mais l'espoir l'emporta sur la prudence, et j'allai droit à un des cavaliers pour lui demander, avec une feinte simplicité, si c'était la voiture publique pour Châteauroux.
– Sotte que tu es! répondit-il, tu ne vois pas que c'est le carrosse des aristocrates?
Je fis semblant de ne pas comprendre.
– Eh bien! repris-je, est-ce qu'en payant ce qu'il faut, on ne peut pas voyager dessus ou derrière?
Et j'ajoutai en prenant la bouche de son cheval:
– Ah! sans moi, votre bête perdait sa gourmette.
Je la rattachai pendant que la voiture passait, ce qui me permit de retenir le cavalier.
– Où vas-tu donc comme cela? me dit-il.
– Je vas en condition dans un pays que je ne connais pas. Faites-moi donc monter sur votre chariot!
– Tu n'es pas trop laide, toi! Est-ce que ça te fâche quand on te le dit?
– Mais non, répondis-je avec une effronterie d'autant mieux jouée que j'y portais plus d'innocence.
Il piqua son cheval et alla dire au conducteur de la voiture d'arrêter. Il échangea quelques mots avec lui, me fit monter sur la banquette qui servait de siège, et je l'entendis qui disait aux autres cavaliers:
– C'est une réquisition!
Et les autres de rire, et moi de trembler.
– N'importe, pensais-je, je suis là, je voyage avec Émilien, je saurai où il va, comment on le traite, et, si ces gens veulent m'insulter, je saurai bien prendre la fuite en quelque endroit favorable.
Le conducteur était un gros, à barbe grisonnante, le teint rouge, l'air doux. Il ne demandait qu'à causer. En moins d'une heure, je sus qu'il était le conducteur de la diligence, mais qu'on l'avait requis pour mener les prisonniers, et que c'était Baptiste, son neveu, premier garçon d'écurie, qui conduisait la diligence ce jour-là. Il ne savait pas le nom des prisonniers, cela lui était parfaitement égal.
– Moi, disait-il, la république, la monarchie, les blancs, les rouges, les tricolores, tout ça, je n'y comprends rien. Je connais mes chevaux et les auberges où l'eau-de-vie est bonne, il ne faut pas m'en demander plus. Quand le gouvernement me commande, je suis pour obéir. Avec moi, le plus fort, celui qui paye a toujours raison.