Je n'ai pas besoin de dire avec quelle joie le pauvre prieur me vit revenir. Il osait à peine compter sur un si prompt retour. Son grand contentement me fit un peu oublier le chagrin que j'avais.
– Ne me sachez point de gré de ce que je fais pour vous, lui dis-je; puisque Émilien est parti, je ne vous fais point de sacrifice.
– Et cela me console, dit-il, de t'en avoir demandé un. Ton mérite n'en est pas moindre, ma fille, car tu croyais me sacrifier une saison de bonheur avec ton ami, et tu t'y soumettais résolument.
Les paroles du prieur me firent rougir, et, comme il avait l'œil bon, il s'en aperçut.
– Ne sois pas confuse, reprit-il, de cette grande amitié que tu lui portes. Il y a longtemps que je la sais bonne et honnête, car je ne dormais pas toujours si dru que vous pensiez, quand vous lisiez et causiez ensemble près de moi à la veillée. J'entendais bien que vous vous montiez la tête pour l'histoire et la philosophie et je savais que vous vous aimiez selon la morale et la vérité, c'est-à-dire que vous comptiez être mari et femme quand l'âge de pleine raison vous le permettrait.
– Ah! mon cher prieur, moi, je n'y comptais pas, je n'y songeais guère; souvenez-vous bien! Je n'ai jamais dit un mot d'amour ni de mariage.
– C'est la vérité, il ne t'en parlait pas non plus; mais il me parlait, à moi, car je n'ai pas été si égoïste et si grossier que de ne pas m'inquiéter un peu pour toi, et je sais que ses intentions sont droites, je sais qu'il n'aura jamais d'autre femme que toi, et j'approuve son dessein.
J'étais heureuse de voir le prieur au courant et de pouvoir lui ouvrir mon cœur pour qu'il en résolût les doutes.
– Écoutez, lui dis-je; depuis deux jours que je les connais aussi, ses bonnes intentions pour moi, je ne sais que penser. Je suis toute troublée, je ne dors plus. Je souffre moins de son départ, car je mentirais si je vous disais que son amour me fâche; mais je me demande si je ne lui ferai pas un grand tort en l'acceptant.
– Quel tort pourrais-tu lui faire? Le voilà orphelin, et, si ce n'est plus son père, c'est la loi qui le déshérite.
– Vous en êtes sûr? On fait tant de lois, à présent! Ce que l'une a fait, une autre peut le défaire. Si les émigrés reviennent triomphants?…
– Eh bien, alors, le droit d'aînesse remet Émilien où la Révolution l'a pris.
– Et si son frère meurt avant lui, sans être marié, sans avoir d'enfants?… J'ai pensé à tout cela, moi!
– Il faut faire bien des suppositions pour admettre q'Émilien puisse recouvrer les biens de sa famille; faisons-les, j'y consens; je ne vois pas que votre mariage pût être un empêchement à ce qu'il fût indemnisé par l'État, si quelque jour cette indemnité est jugée nécessaire.
– J'ai pensé à cela aussi. Je me suis dit qu'il était bien difficile de faire que ce qui a été vendu par l'État pût être repris par l'État. Mais vous parlez d'indemnité et ce sera dû aux enfants dont les parents ont émigré. Ils ne peuvent pas, en bonne justice, payer la faute de leurs pères. Émilien sera donc dédommagé si la Révolution est étouffée. Il sera alors en position de faire un bon mariage qui le rendra tout à fait riche, et je ne dois pas accepter qu'il perde cette chance en m'épousant, moi qui n'ai rien et n'aurai jamais rien. Je suppose qu'elle lui apparaisse quand nous serons mariés: je sais bien qu'il ne voudra pas en avoir de regrets et qu'il ne me fera pas de reproches; mais je m'en ferai, moi! Et puis il a toute une famille de cousins, oncles et neveux qu'il ne connaît pas, mais qu'il connaîtra si tout cela rentre en France. Ce grand monde-là aura du mépris pour moi et du blâme pour lui. Vrai! je crains que ce qu'il croit possible ne le soit pas, à moins que je n'accepte pour lui des pertes et des chagrins que je pourrais lui épargner en le faisant changer de résolution à mon égard.
Je vis que mes raisons ébranlaient le prieur et j'en eus un chagrin mortel, car j'avoue que j'avais espéré être réfutée par des raisons meilleures. Depuis la confidence de Dumont, je n'avais fait que rêver et raisonner, me sentir folle de joie et tremblante de crainte. J'avais résolu de soumettre tous mes scrupules au prieur et je ne pouvais me calmer qu'en me flattant qu'il n'en tiendrait pas plus de compte que Dumont. Je vis bien qu'il en était frappé et que je faisais apparaître à ses yeux les conséquences d'un avenir sur lequel il s'était endormi pour son compte. Il me dit que j'avais beaucoup de sagesse et un bon raisonnement, ce qui ne me consola point. Je pleurai toute la nuit qui suivit cette conversation et n'osai plus y revenir, craignant de l'amener à trop penser comme moi, et de me forcer moi-même à prendre une résolution trop douloureuse.
Huit jours après mon retour au moutier, je reçus enfin une lettre d'Émilien. Il s'était engagé à Orléans, il partait pour l'armée. Huit jours après, il en vint une seconde.
«Me voilà soldat, disait-il; je sais que tu m'approuves, et je suis content de moi. N'aie aucune inquiétude. Le métier de soldat est rude en ce moment-ci, mais personne n'y songe, personne ne se plaint, personne ne sait s'il souffre. On est enragé de se battre et de repousser l'ennemi. On manque de tout, hormis de cœur, et cela tient lieu de tout. Le mien est, en outre, rempli de ton souvenir, ma Nanon: l'amour d'un ange comme toi et l'amour de la patrie, il n'en faut pas tant pour se sentir capable de vivre quoi qu'il arrive.»
Ses autres lettres furent courtes aussi, et à peu près toujours les mêmes. On voyait bien qu'il n'était pas en situation d'écrire, qu'il manquait de tout, à commencer par le temps de raconter. Il ne voulait pas non plus donner d'inquiétude et ne parlait de fatigues, de marches forcées et de batailles que quand c'était fini pour un peu de temps. Il en parlait en quatre mots, pour dire seulement qu'il était content d'en avoir été, et je voyais bien qu'il était déjà au plus fort du danger et de la peine. Toujours dans ses lettres, il y avait une seule fois, mais une belle fois, le mot d'amour, et jamais il ne changeait d'idées: se battre pour son pays et revenir m'épouser. Pauvre Émilien! il était cent fois plus malheureux en fait qu'il ne voulait le dire; nos troupes souffraient ce que jamais hommes n'ont souffert; nous le savions par ceux qui nous revenaient blessés ou malades. Mon cœur en était si gros, qu'il m'étouffait, et, par moment, je craignais de devenir asthmatique comme le prieur; mais, dans le peu de lettres que je pouvais faire parvenir à Émilien, je me gardais bien de montrer ma douleur.
Je me disais confiante et résolue comme lui. Je ne parlais que d'espérance et d'affections et je ne pouvais pas me résoudre à contrarier son projet de mariage. Il me semblait que je l'aurais tué, et que je n'avais pas le droit de lui ôter la pensée qui le soutenait dans des épreuves si dures. Pourtant, je ne pouvais pas non plus me résoudre à écrire le mot d'amour. Ç'aurait été comme un engagement, et ma conscience me tourmentait trop.
Mais j'anticipe sur les événements, car je n'avais encore reçu que deux lettres de lui, quand une grande nouvelle nous arriva dans les premiers jours d'août. C'est le prieur qui me l'annonça.
Il venait de recevoir des lettres de sa famille.
– Eh bien, Nanon, me dit-il, je l'avais prédit, que Robespierre et ses amis ne viendraient pas à bout de leur ouvrage! Le moyen ne valait rien et le moyen a tué le but. Les voilà tous tombés, tous morts. On a retourné contre eux le droit de supprimer ce qui gêne. Des gens qui se disent meilleurs patriotes les ont condamnés pour avoir été trop doux. Qu'est-ce que cela va donc être? On ne peut rien faire de plus que ce qu'ils faisaient, à moins de rétablir la torture, ou de mettre le feu aux quatre coins de la France.
L'ancien maire, qui se trouvait là, se réjouissait. Républicain en 90, il était devenu royaliste depuis qu'on avait fait mourir le roi et la reine; mais il ne disait sa pensée que devant nous en qui il avait pleine confiance, et il la disait à demi-voix, car, dans ce temps-là, on ne parlait plus tout haut. On n'entendait ni disputes ni discussions dans les campagnes. On avait peur de laisser tomber une parole, comme si c'eût été une monnaie faite pour tenter les malheureux et les porter à la dénonciation.
– Croyez-moi si vous voulez, disait ce brave homme, mais il me semble que nos malheurs vont prendre fin avec le Robespierre: c'était un homme qui travaillait pour l'étranger et qui lui vendait le sang de nos pauvres soldats.
– Vous vous trompez, citoyen Chenot, reprit le prieur. L'homme était honnête, et c'est peut-être pour cela que de plus mauvais que lui l'ont tué.
– Plus mauvais n'est point possible! on dit qu'il était malin et entendu; ceux qui le remplaceront seront peut-être plus maladroits, et les personnes raisonnables viendront à bout de nous en débarrasser.
C'était l'opinion de toute la commune et bientôt chacun se la confia à l'oreille. Peu à peu on se mit en groupe de cinq à six personnes pour causer. On ne savait rien encore du nouveau système, et ce que l'on en apprenait tant bien que mal, ne le comprenait guère, mais il y avait dans l'air comme un souffle nouveau. La terreur s'effaçait, la terreur allait finir. Bien ou mal employée, la liberté est un bien.
C'est à la fin d'août que je reçus la troisième lettre d'Émilien. Je fus bien étonnée de voir qu'il semblait regretter Robespierre et les jacobins. Il ne les aimait pourtant pas, mais il disait que la France devenait royaliste et que l'armée avait peur d'être trahie. Lui si doux et si patient, il était en colère contre les gens qui se disputaient le pouvoir au lieu de songer à la défense du pays. Il ne semblait plus aller à la bataille pour son honneur seulement; on eût dit qu'il y allait pour son plaisir et que la rage des armées lui était entrée dans le cœur comme aux autres. Il m'annonçait qu'il avait déjà obtenu un petit grade pour avoir bien fait son devoir. Quelques semaines plus tard, il nous apprit qu'il était officier.